Les provocations
succèdent aux provocations en mer de Chine. L’été a été occupé par le
face-à-face entre les bateaux chinois et philippins. Depuis la rentrée,
c’est à l’est que les escarmouches prolifèrent : entre le Japon et la
Corée du Sud, autour de l’île Dodko — pour les Coréens — ou Takeshima —
pour les Japonais ;
entre le Japon et la Chine pour les îles Senkaku (nom japonais) ou Diaoyu (nom chinois).
Pourquoi ce regain de tension ? Stephanie Kleine-Ahlbrandt apporte une
série d’éclairages pour comprendre la stratégie de Pékin dans le
prochain numéro du
Monde diplomatique (daté de novembre, en vente le 28 octobre).
Au Japon, la montée du nationalisme inquiète les citoyens — non sans
raison. L’un des fers de lance de ce courant de pensée, le gouverneur de
Tokyo, M. Ishihara Shintaro, a démissionné de son poste afin de créer
un parti nationaliste en bonne et due forme. Il est à l’origine de la
relance du conflit entre Pékin et Tokyo. En août, il avait lancé une
souscription pour la nationalisation de trois îlots des Senkaku qui
appartenaient à un richissime homme d’affaires nippon, et le
gouvernement lui a officiellement emboîté le pas.
Plusieurs intellectuels japonais se sont émus de cette escalade. Dans un texte publié à la « une » du quotidien
Asahi Shimbun
(28 septembre), l’écrivain Murakami Haruki regrette que ces tensions
distendent les liens construits avec la Chine. On peut, écrit-il,
comparer le nationalisme à
« un alcool bon marché et de mauvaise
qualité que l’on distribue aux gens gratuitement. En quelques verres,
ils sont pris de frénésie et perdent le contrôle d’eux-mêmes. Mais quand
ils se réveillent le lendemain, il ne reste qu’un vilain mal de tête.
Nous devons être très prudents face aux hommes politiques et aux
polémistes qui distribuent à tout-va ces mauvais breuvages ».
Enfin, porté par des intellectuels de renom, dont le romancier Oe Kenzaburo, Prix Nobel de littérature en 1994,
un manifeste contre le nationalisme d’Etat
avait déjà recueilli deux mille signatures (au 22 octobre) avant d’être
remis au premier ministre le vendredi 26. Une mobilisation que l’on
n’avait pas vue depuis longtemps.
Voici une traduction de ce manifeste.
En finir avec le cercle vicieux des conflits territoriaux
Un appel des citoyens japonais.
1. Les tensions s’avivent autour des îles Senkaku et Takeshima. C’est
particulièrement triste et regrettable, car elles interviennent sous un
gouvernement dirigé depuis 2009 par le Parti démocratique du Japon
(PDJ), qui se fixait comme priorité de tourner le Japon vers l’Asie de
l’Est et d’établir des relations d’égal à égal avec les Etats-Unis ;
elles se déroulent après le mouvement de sympathie qui s’est manifesté
après le tsunami du 11 mars 2011, ainsi que l’élan de solidarité des
dirigeants chinois et coréens Wen Jiabao et Lee Myung-bak, qui ont alors
visité les zones sinistrées. La Corée et la Chine sont deux amis
importants pour le Japon, et des partenaires pour construire la paix et
la prospérité dans la région. Les liens économiques entre les nations ne
peuvent être rompus, et ces relations sont appelées à s’approfondir. En
tant que citoyens du Japon, nous sommes profondément préoccupés par la
situation actuelle, et faisons la déclaration suivante.
2. On parle de « conflit territorial ». Mais il ne faut pas oublier
le contexte historique de ces problèmes — et notamment l’histoire du
Japon, en tant qu’agresseur en Asie. En arrière-plan de la visite de
M. Lee Myung-bak sur les îles Takeshima/Dokdo se trouve l’affaire des
esclaves sexuelles des anciens militaires japonais, connues sous
l’appellation de « femmes de réconfort ». Durant l’été 2011, la Cour
constitutionnelle de Corée a adopté une résolution sur cette question. A
la fin de la même année, lors du sommet de Kyoto, le président coréen
a, de nouveau, soulevé ce sujet dont on dit qu’il est à la source des
problèmes actuels. Mais le premier ministre Noda Yoshihiko a évité de
répondre. Lors de son discours pour l’anniversaire de la libération de
la Corée, le 15 août dernier, le président Lee a une nouvelle fois
appelé le Japon à prendre « des mesures responsables » pour régler cette
question des « femmes de réconfort ». Les revendications du Japon sur
les Takeshima/Dokdo remontent à 1905, lors de la guerre russo-japonaise,
au moment où la colonisation de la Corée était lancée et où le droit
international reculait. Les Japonais doivent comprendre que, pour le
peuple coréen, il ne s’agit donc pas de simples « îles », mais du point
de départ symbolique de l’invasion et de la colonisation. De plus, les
îles Senkaku (Diaoyu, pour la Chine continentale et Taïwan) ont été
incorporées au territoire japonais en janvier 1895, pendant la guerre
sino-japonaise ; trois mois plus tard, Taïwan et les îles Penghu
devinrent des colonies nippones. Ces deux territoires ont été annexés à
une période, où tant la Corée que la Chine étaient en état de faiblesse
et dans l’incapacité de faire valoir le droit international.
3. Cette année marque le quarantième anniversaire des relations
diplomatiques entre le Japon et la Chine, et plusieurs événements
célébrant l’amitié entre les deux pays sont d’ores et déjà prévus. Cette
atmosphère amicale s’est détériorée quand le gouverneur de Tokyo
Ishihara Shintaro a fait savoir qu’il voulait acheter trois des îlots
des Senkaku et qu’en réponse, le gouvernement a décidé de les
nationaliser. Il est normal que la Chine ait interprété ce geste comme
une provocation et une volonté de rompre le statu quo en vigueur
jusqu’alors. Et l’on peut regretter que les propos de M. Ishihara
n’aient soulevé que peu de critiques. En outre, la décision de M. Noda a
été annoncée le 7 juillet — jour anniversaire de l’incident du pont
« Lu Gou » (Marco Polo) de 1937 [
1],
qui a marqué le début de l’invasion du territoire chinois par le Japon.
Ce qui est connu en Chine comme l’incident du « 7.7 » et reste ancré
dans les mémoires.
4. Dans tous les pays, les disputes territoriales alimentent le
nationalisme et sont utilisées par les autorités politiques comme un
exutoire aux frustrations et contradictions internes. Une action d’un
côté engendre une réaction de l’autre, et l’escalade continue au point
de rendre la situation incontrôlable et d’en arriver à un affrontement
armé. Nous nous opposons à tout usage de la violence et nous insistons
sur le fait que la question doit être résolue par le dialogue pacifique.
Les dirigeants politiques et les médias ont une responsabilité dans la
lutte contre le nationalisme et dans la promotion du dialogue. Alors que
l’on est en train de tomber dans un cercle vicieux, le rôle des médias
pour stopper l’escalade nationaliste, faciliter la réflexion sur
l’histoire et appeler au calme devient plus crucial que jamais.
5. Quant aux questions territoriales proprement dites, les seules
options possibles sont le dialogue et les négociations. C’est pourquoi
le Japon doit sortir de sa position fictive, selon laquelle il
n’existerait pas de « problème de territoire » (à propos des Senkaku).
Sans reconnaissance de l’existence du problème, il ne peut y avoir de
consultation ni de dialogue. De plus, il faut ajouter que la notion de
« territoire naturel »
[employée par le gouvernement japonais] n’est acceptable pour aucune des parties.
6 . Durant la période nécessaire de consultation et de négociation,
le statu quo devrait prévaloir et les actions provocatrices devraient
être bannies de tous côtés. Des règles de bonne conduite devraient être
adoptées. A l’image de ce qu’a proposé, le 5 août dernier, le président
taïwanais Ma Ying-jeou avec son « initative de paix en mer de Chine
orientale ». Il a appelé à une modération des actes de chacun afin de
prévenir toute escalade, d’éviter tout affrontement, de ne pas
abandonner les voies du dialogue, d’aller vers un consensus et
l’établissement de normes communes pour les activités dans cette zone
maritime — des recommandations extrêmement calmes et raisonnables. De
telles voix devraient être partagées et renforcées.
7. La zone maritime autour des Senkaku a été un espace de pêche, d’échanges et de vie pour les habitants d’Okinawa
[île japonaise]
comme pour ceux de Taïwan. Aucun des pêcheurs ne souhaite voir ces îles
transformées en zone de conflits. Nous devons respecter l’opinion de
ceux qui y vivent et y travaillent.
8. Le plus important aujourd’hui est que le Japon exprime clairement
ce qui fut son histoire — l’invasion des pays voisins — et présente ses
regrets. Il devrait réaffirmer les accords internationaux : avec la
Chine, le communiqué commun de 1972 et le traité de paix et d’amitié de
1978 ; avec la Corée du Sud, la déclaration de partenariat de 1998 ;
avec la Corée du Nord, la déclaration de Pyongyang de 2002. Il devrait
également respecter ses propres déclarations reconnaissant sa
responsabilité historique : la déclaration du secrétaire général du
gouvernement Kono Yohei en 1993, celle des premiers ministres Murayama
Tomiichi en 1995 et Kan Naoto en 2010. Dans la foulée, le Japon doit
clairement s’engager dans la voie de la réconciliation, de l’amitié et
de la coopération avec ses voisins. Les résultats d’une recherche
historique, tant au niveau gouvernemental qu’à celui des citoyens, entre
le Japon et la Corée d’une part, le Japon et la Chine d’autre part,
devraient être réexaminés, comme devrait l’être la déclaration commune
d’intellectuels japonais et sud-coréens, qui en 2010 ont déclaré nul le
traité d’annexion de la Corée de 1910.
9. La seule voie pour sortir du conflit dans les zones contestées est
le codéveloppement et l’utilisation conjointe des ressources dans les
territoires litigieux. Si la souveraineté ne peut être partagée, la
gestion et la distribution des richesses peuvent l’être, y compris
celles de la pêche. Plutôt que de s’affronter, les nations devraient
poursuivre le dialogue, la consultation de toutes les parties pour
arriver à une meilleure connaissance des ressources et à un partage des
intérêts. Nous devons sortir du conflit qui alimente le nationalisme
pour jeter de nouvelles bases de coopération régionale.
10. Le fardeau pesant sur Okinawa
[qui abrite les principales bases américaines, fort contestées par la population]
ne doit pas s’alourdir au nom des tensions régionales, ni à travers un
renforcement du pacte de sécurité américano-japonais ou au déploiement
des V-22 Osprey, un nouveau type d’avion de transport à décollage
vertical.
11. Enfin, nous proposons de créer un cadre de concertation à un
niveau non gouvernemental réunissant des citoyens du Japon, de la Chine,
de la Corée, de Taïwan et d’Okinawa, avec un point de vue tourné vers
l’avenir dans un esprit de confiance mutuelle et de bonne foi.