Tollé et débat aussitôt refermé sur le nucléaire militaire français, après la proposition volontairement provocatrice de l’ancien premier ministre Michel Rocard de « supprimer la force de dissuasion française — 16 milliards d’euros par an qui ne servent absolument à rien ». Il est vrai que le vieux cacique socialiste avait un peu chargé la barque : la « force de frappe », comme on disait au temps du général de Gaulle, engloutit environ 3,4 milliards par an — ce qui est déjà beaucoup trop lourd pour les « abolitionnistes », mais considéré par les défenseurs du statu quo comme raisonnable, pour le prix d’une « assurance-vie ».
En dépit de sa bourde sur les chiffres — il répondait à la volée (
sur BFM-TV, le 19 juin 2012) à une question sur les recettes nouvelles pouvant être mobilisées pour ramener le déficit des finances publiques à 3 % du produit intérieur brut (PIB) en 2013 —, Michel Rocard a reçu quelques soutiens :
—
« Nous ne pouvons plus asseoir notre défense comme dans les années 1960. on n’a pas changé de doctrine depuis lors, et on a une dissuasion nucléaire en réalité faiblement dissuasive » (Jean-Vincent Placé, président du groupe écologiste au Sénat,
Le Parisien, 22 juin 2012) ;
—
« Abandonner la dissuasion nucléaire permettrait d’accélérer la sortie du nucléaire civil qui n’est que le prolongement du nucléaire militaire » (Noël Mamère, député EELV, 20 juin 2012) ;
—
« La dissuasion nucléaire n’a jamais protégé des groupes terroristes… Ce n’est pas une assurance-vie, mais une assurance-mort… Si la dissuasion nous protège, pourquoi vouloir construire un bouclier ? » (Paul Quilès, ancien ministre de la défense, puis président de la commission de défense à l’Assemblée nationale,
sur le site Atlantico, le 22 juin 2012). Le même Paul Quilès dans
L’Express, le
4 janvier 2011, avait estimé que
« la question de sa pertinence aurait dû se poser dès lors que la confrontation des blocs a pris fin, à partir de la chute du mur de Berlin, en novembre 1989 ».
Destruction ponctuelle
L’ancien premier ministre — fils du physicien Yves Rocard, un des pères de la bombe atomique française — n’en est pas à son coup d’essai à propos de la dissuasion, et ne s’en tient pas aux seuls arguments financiers. En juin 2008, par exemple, il affirmait que
« le nucléaire n’est d’aucune utilité devant les menaces d’aujourd’hui : il est clair que la destruction de populations entières n’est pas la bonne réponse », alors qu’il faut plutôt privilégier
« la destruction ponctuelle et précise d’installations et d’engins, voire de personnes ».
- « Donner une chance à la paix »
- Des écoliers écrivent des prières pour la paix sur des bâtonnets. Mémorial de la paix, Hiroshima, Japan. Photo d’isado.
Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, regrette que ces propos (de Michel Rocard)
« donnent de la crédibilité à des positions qui sont marginales dans la majorité présidentielle ». Ils ont en tout cas été soumis à un feu nourri, et d’abord venant de la gauche :
— La dissuasion est
« un élément qui contribue à la paix », confère en outre à la France son statut de grande puissance et justifie son siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU » (le président François Hollande, le 20 juin, depuis le sommet de Rio de Janeiro) ;
—
« Renoncer à la dissuasion nucléaire pour des raisons d’économie budgétaire n’est pas aujourd’hui la position de la France » (idem) ;
—
« On ne fait pas d’économies sur son assurance vie » (Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, sur RTL, le 20 juin) ;
—
« L’abandon de la dissuasion nucléaire serait une fausse piste, dans un monde aussi instable, s’il n’y a pas un renforcement de l’Europe en ce qui concerne la défense » (Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale) ;
— la dissuasion
« permet de prévenir l’irruption des guerres ou d’éviter que des conflits régionaux ne dégénèrent en conflits mondiaux » (Jean-Claude Mallet, conseiller du ministre de la défense).
Modèle britannique
On trouve des réactions de tonalité comparable du côté de la droite :
—
« Ce qui fait que la France pèse sur la scène internationale, c’est qu’elle a la force de dissuasion » (Christian Jacob, chef du groupe UMP à l’Assemblée nationale) ;
—
« Il y a d’autres façons de trouver des milliards », et
« ce serait une très grave erreur stratégique que de baisser la garde de la défense française aujourd’hui », (Alain Juppé, Europe 1) ;
—
« Tant que cette menace subsistera, il n’est pas temps d’aller plus loin dans le démantèlement de notre capacité de dissuasion » (Alain Juppé, alors ministre de la défense, dans la revue
Défense-IHEDN, 2010).
Les défenseurs de la dissuasion font valoir que son coût (3,4 milliards d’euros en 2012, soit un cinquième du budget d’investissement et d’équipement, ou un dixième du budget global de la défense) n’est pas si élevé. Cette estimation comprend les surcoûts induits par la production, l’entretien et le stockage de 300 têtes nucléaires, des quatre sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) de la Force océanique stratégique, et des deux escadrilles des Forces aériennes stratégiques, auxquelles peuvent se joindre les Rafale du porte-avions Charles de Gaulle, quand ce dernier est disponible.
Une dissuasion avec 30 % de dépenses en moins serait à la rigueur concevable sur le plan opérationnel, mais la France rejoindrait alors un modèle de dissuasion de type britannique (30 % moins chère) au prix d’une dépendance à l’égard d’un « parrain » extérieur (dans les vecteurs, la recherche).
Culture de la dissuasion
Culturellement, la gauche est traditionnellement plutôt favorable à un allègement du dispositif de défense : ainsi, Martine Aubry, première secrétaire du PS, a évoqué récemment la possibilité de
« réduire l’armée avec l’accord de l’armée » (!). De « grandes consciences » comme Michel Rocard ou Stéphane Hessel ont fait campagne contre la dissuasion, mais n’ont pas entraîné de mouvement significatif. La génération des « quadra » post Est-Ouest, qui arrive aux affaires, semble moins sensibilisée aux questions de défense, et ne possède pas la « culture de la dissuasion » de la génération grandie sous De Gaulle, l’Union soviétique, etc. — ce qui, finalement, pourrait renforcer à terme le courant abolitionniste.
Bruno Tertrais, un connaisseur et défenseur de la dissuasion, considère comme
« dommage » que le débat sur le nucléaire militaire ait toujours été
« activement découragé par l’exécutif » (Séminaire-sandwich à l’IFRI, 10 mai 2012). Il estime qu’il n’y a pas de décisions urgentes à prendre dans ce domaine, mais qu’au milieu du quinquennat, l’exécutif devra prendre position sur la future génération de la dissuasion, qui devrait voir le jour à l’échéance 2020-30.
A plus court terme, le gouvernement devra cependant décider s’il commande une douzaine d’avions-ravitailleurs de type MRTT, pour remplacer l’actuelle flotte de C-135, à bout de course : la composante aérienne de la dissuasion ne peut se passer de ces « nounous », qui allongent le rayon d’action des appareils. Il reste aussi, côté doctrine, à lever des ambiguïtés sur la nature et le périmètre des « intérêts vitaux » invoqués pour agiter la menace nucléaire (sont-ils étendus aux lignes de ravitaillement, à l’accès aux sources d’énergie, à l’outre-mer, à la base française d’Abou Dhabi, sur le Golfe ?).
Dégâts incommensurables
Le désarmement nucléaire n’en est pas moins un horizon théorique pris en compte par les politiques des deux bords. François Hollande, en marge du sommet Rio+20, a rappelé qu’il s’est
« engagé devant les Français pour préserver la dissuasion nucléaire parce que c’est un élément qui contribue à la paix. Il y a des négociations et une discussion sur le désarmement nucléaire, la France doit y prendre toute sa part et nous le ferons ».
Quant à Michel Rocard, il avait cosigné avec Alain Juppé (avec qui il a présidé la commission du Grand emprunt), Alain Richard et le général Norlain, une tribune publiée à l’automne 2009 par le quotidien
Le Monde, où il plaidait pour un désarmement nucléaire mondial, en engageant
« un processus conduisant de manière planifiée au désarmement complet », en y associant
« pleinement les trois puissances nucléaires de fait » [Israël, Inde et Pakistan], en écartant
« tout projet de développement d’arme nouvelle », et en prenant
« plus d’initiatives et de risques politiques pour surmonter les crises régionales majeures ».
Paul Quilès, dans une note à sa tribune du 4 janvier 2011 dans
L’Express, rappelait que la force principale de la dissuasion française consiste en quatre SNLE (sous-marins nucléaires lanceur d’engins). Cette composante océanique permet à la France de frapper en premier un adversaire étatique comme de répondre avec certitude à son attaque. Ces SNLE, en cours de modernisation, seront dotés chacun à l’horizon 2015 de seize nouveaux missiles M51 (d’une portée de 9 000 km) et de nouvelles ogives nucléaires (TNO) d’une puissance de 100 kt. De quoi dissuader tout adversaire situé sur n’importe quel point du globe. Une frappe d’un seul missile (avec 6 ogives au maximum) provoquerait des dégâts incommensurables, si l’on se souvient des 200 000 morts d’Hiroshima consécutifs à l’explosion d’une bombe... de 15 kt. Dans le même tribune, Quilès conteste l’utilité de la composante aérienne de la dissuasion.
Stricte suffisance ?
Sur ce blog, en mars 2011, nous demandions «
A quand le débat sur le nucléaire ? ». Les partisans de la dissuasion rappellent qu’il n’y a pas eu de guerre entre grandes puissances depuis soixante-cinq ans : l’arme nucléaire, une sorte d’assurance tous risques, conçue pour ne pas avoir à être utilisée, y a, selon eux, largement contribué. Ils font remarquer que l’arsenal français actuel — qui a été réduit par étapes depuis vingt ans, au point d’être ramené à ce que les spécialistes appellent une « stricte suffisance » — n’est pas surdimensionné : un SNLE en moins, par exemple, et il n’y aura plus la possibilité d’assurer en permanence une patrouille à la mer. D’autant que les 3,5 milliards d’euros annuels qui seraient libérés par une sortie du nucléaire militaire iraient au remboursement de la dette publique, et non à l’équipement des armées.
En janvier dernier,
nous rappelions que la France est, avec la Grande-Bretagne (mais cette dernière reste fortement dépendante du cousin américain), le seul pays européen à posséder un arsenal de dissuasion nucléaire. Ce dispositif, qui avait fait ses preuves aux débuts de la Ve République dans un contexte de distance prise avec l’OTAN et de conflit Est-Ouest, donnant à la France les moyens de son autonomie stratégique, doit être réexaminé aujourd’hui, sur :
— son efficacité technique (compte tenu de son échelle actuellement très réduite) ;
— ses justifications stratégiques (en l’absence de son challenger historique, l’ex-Union soviétique) ;
— son coût (qui absorbe en gros un cinquième des crédits d’équipement de la défense).
Les Etats et les opinions européennes ont considéré ce parapluie nucléaire français à la fois comme un fait imposé et comme une prestation gratuite — qui s’ajoute au dispositif de dissuasion de l’OTAN, dans le cadre du grand parrainage américain. Mais son positionnement n’a jamais fait l’objet de concertation internationale.