La Trahison des médias, le dessous des cartes
Pierre Servent, journaliste au Monde et à La Croix vient de faire paraître un ouvrage intitulé « La Trahison des médias ». Analysant avec précision un monde qu’il connaît bien - pour en être issu - l’auteur analyse en profondeur les mécanismes qui ont conduit le quatrième pouvoir à trahir son rôle.L’auteur commence par un diagnostic sans concession. Notre démocratie est malade. Sa maladie ? La « médiatique » !
Paradoxalement, ce n’est pas la liberté des médias qui fait défaut ni l’ancrage démocratique de notre pays. Une vieille tradition démocratique, avec une presse libre, peut enfanter un Léviathan médiatique : « Etrange paradoxe, pourtant, l’abus de média peut également plomber une démocratie ancienne, insidieusement, sans que l’on y prenne garde (...). La liberté absolutisée de la presse peut virer à une sorte de « totalitarisme » mental qui marginalise les autres pouvoirs » p.12.
Comment en sommes-nous arrivé là ?
Premier élément du mécanisme : les professionnels des médias, les journalistes, rédacteurs en chefs, ne remplissent plus leur rôle, celui pour lequel on les attend : l’analyse !
Il n’y a plus de traitement ni d’analyse. Il y a tout juste un émotionnalisation de l’information.
« A coup de chocs émotionnels et de visions binaires "bourreau-victime", ils donnent trop souvent de l’actualité une vision massifiée, à vocation totalisante, au sens où une information, une seule, occupe soudainement tout le champ visuel. Elle écrase les autres avant de céder sa place » p. 13.
Quand les médias tiennent une nouvelle idole, elle en diffuse l’image jusqu’à l’écœurement. Ce qui fait dire à Jean-François Khan « La presse "lèche, lâche et lynche" ses victimes » p. 16.
L’auteur dénonce aussi la tentation pour le journaliste de chercher le scoop, l’info qui dézinguera un politique en vue, voire un notable. C’est ce qu’il appelle la « chasse au gros ». La critique sera tous azimuts et servira surtout à masquer une faiblesse de l’analyse, à masquer une incapacité à peser le pour et le contre. Si la devise des mousquetaires était « Un pour tous, tous pour un », l’auteur la détourne avec humour en « Un pourri, tous pourris... » p. 81.
Pour masquer l’absence d’investigation, le manque d’analyse, le journaliste se fiera à son intuition, à ce qu’il sent du sujet. Le « feeling » remplace le raisonnement.
Cela est particulièrement vrai à la télévision, où l’émotion est devenue quasiment l’unique vecteur de « communication » avec les téléspectateurs.
Le menu du journal télévisé du 20 heures « déroule en début de soirée - devant presque deux Français sur trois - une litanie sans fin de drames sans aucun signe d’espérance. Litanie de maux, liturgie médiatique... léthargie démocratique » p. 19.
Pour ce média qui a une place à part dans notre société, l’auteur ne mâche pas ses mots : « Le journal télévisé, c’est vingt minutes d’angoisse et dix minutes de "c’était mieux avant" » (citation tirée d’une étude sur le sujet) p. 21.
« Les médias alimentent cette machine à déprime en ne traitant qu’une partie de la réalité, la plus noire. La plus fausse » p. 21. « L’image qui se vend bien est l’image de mort » p. 26... On ne saurait être plus clair.
Mais ces éléments n’auraient pas cet effet aussi négatif si les médias n’étaient pas victimes de leur succès. Ils ont créé une caste de toxicomanes dépendants, les hommes politiques. Est-ce une circonstance atténuante ? Pas vraiment ! Ils seraient plutôt complices de cette addiction.
Le problème est la généralisation de l’idée qu’il faut être vu pour être en vie. Les politiques se comportent un peu comme ces produits dont le seul argument est d’avoir été « Vu à la télé ». L’important n’est pas de « savoir faire, mais bien de faire savoir ». Et l’auteur parle en des termes presque cliniques de « l’addiction de certains dirigeants à la drogue dure du petit écran » p. 33. La volonté de certains de ne rater aucune chance de passer à la télévision, surtout si c’est dans le cadre d’un événement « émotionnel » conduira à des spectacles déplorables.
En découle un terrible narcissisme des médias qui se croient ainsi faiseurs de rois. Les médias « confondent information et communication. Non au service d’une firme ou d’un parti - cette communication-là est vite décelée -, mais au bénéfice de leur propre narcissisme » p. 27.
Troisième élément de cette mécanique : la marchandisation de l’information.
L’auteur rappelle le théorème de Patrick Le Lay (ancien PDG de TF1) selon lequel la première chaîne française est surtout là pour « préparer les cerveaux à recevoir les publicités des annonceurs » p. 62. L’auteur tire les conséquences de ce simple mécanisme : « La complexité est à proscrire. C’est un coup à faire décrocher le spectateur, donc l’audimat et, avec lui, les annonceurs » p. 62.
Le besoin de simplification à outrance est particulièrement marqué dans la dichotomie que l’on retrouve dans le traitement de l’information : il y a des victimes et des bourreaux. « Sans s’en rendre compte, les médias contribuent à réactualiser le bon vieux discours de la lutte des classes, version mondialisation » p. 55.
Quand une affaire apparaît, il faut aller vite. Les journalistes ne peuvent manquer une info. La faute à qui ? A la concurrence entre médias ? On peut l’admettre. « Il faut être le premier - et, en tout cas, certainement pas le dernier - à parler de ces affaires » p. 91.
Phénomène connu et souvent décrié, l’auteur revient sur le manque de distanciation avec les élites, qu’elles soient du show-business ou de la politique.
Il enfonce le clou sur la déliquescence du métier de journaliste « les médias étant de plus en plus assimilés à l’univers du show-business, la frontière entre réel et virtuel, entre fiction et réalité étant de plus en plus ténue, le métier de journaliste est surtout perçu comme étant une variante des métiers du spectacle » p. 67. Cela se reflète notamment dans les concours d’entrée aux écoles de journalisme où certains candidats mélangent complètement ces deux métiers.
La proximité avec les politiques tourne à la complicité. D’autant que le métier de politique est un terrain fertile pour la mégalomanie. « Avec cette étrange maladie, le donneur - le journaliste - et le receveur - le « médialomaniaque » - sont souvent complices, compères, comparses, parfois copains ou copines ». Politiques, qui vont s’enfermer dans leurs bulles, reliés au reste du monde par les journalistes, avec comme unique structure de pensée leur plan média.
Mais comme il n’y a pas de média sans audience, l’auteur n’écarte pas la responsabilité du public. Tout cela n’est survenu que parce que « nous » avons construit une démocratie d’opinion.
Le diktat de l’opinion prive le politique de ce dont il a le plus besoin : le temps pour orienter sa politique sur le long terme. « Le facteur dominant, c’est la démocratie d’opinion dans laquelle nous vivons. En sacrifiant sans cesse le long terme au court terme, elle coupe l’herbe sous le pied des grands hommes qui ont besoin de temps pour s’affirmer » p. 149. Temps qui est aussi précieux pour le journaliste, pour analyser plutôt que de verbaliser.
Enfin, dernier rouage de cette mécanique bien démontée par l’auteur : le rôle des nouvelles technologies. Avec leur impérieuse nécessité de la vitesse, les nouvelles technologies sont un réel facteur aggravant. Tout doit aller vite. La prime est au scoop, au temps réel. L’analyse et l’investigation qui demandent du temps ne payent pas.
On pourrait ajouter un dernier paragraphe, tout juste esquissé dans l’ouvrage, et qui concerne les nouvelles menaces pour la profession de journaliste.
En premier lieu, l’essor d’internet et des blogs, qui permet à tout un chacun de trouver de l’information, de l’analyser et de la publier, avec la plus grande des facilités. La défiance actuelle envers les experts conduit à privilégier l’avis du simple quidam (le bloggeur qui parle vrai *) au détriment de celui qui sait, mais dont on ne sait pas à quel lobby il est inféodé.
Autre menace, moins précise, mais non moins dangereuse, celle de l’apparition des nouveaux métiers de l’analyse. Je veux parler des professionnels de la veille ou de « l’intelligence économique » dont le savoir-faire réside dans les capacités de collecter, analyser et diffuser des informations pertinentes (et dont je fais profession). La seule différence est qu’ils le font pour le compte d’entreprises et dans le cadre du secteur marchand du conseil. Ce domaine est particulièrement dynamique dans le développement de systèmes automatisés de collecte et de traitement, outils sophistiqués que les journalistes seraient bien inspirés de s’approprier au plus vite.
Qu’en conclure ? Va-t-on jeter le bébé média avec l’eau du bain ?
On l’a bien compris, si les médias ont trahi, les responsabilités sont multiples, partagées et les mécanismes complexes.
On ne peut faire porter la faute sur un seul coupable, qui deviendrait ainsi le bouc émissaire. Tout est lié. « Les citoyens et les décideurs ont les médias qu’ils méritent », rappelle l’auteur p. 17.
Un diagnostic plus général est porté sur la France. Notamment quand l’auteur écrit : « Paniquée par l’avenir, la France donne l’impression de s’être emmaillotée dans la toile des grandes confusions (...) » p. 47.
On tient sans doute là, une des clés les plus profondes de ce malaise : l’effroi face à un avenir que l’on ne pense pas maîtriser. Même s’ils ont une responsabilité importante dans la situation actuelle, les médias ne sont ni victimes ni bourreaux. Ils sont avant tout le catalyseur de ce malaise. A ceci près qu’un catalyseur, dans une réaction chimique, ne sort pas affecté par la réaction qu’il a entraînée. Or, dans notre cas, le catalyseur-média s’appauvrit constamment.
Jérôme Bondu
La Trahison des médias de Pierre Servent
Edition Bourin 2007 - 169 pages
Toutes les phrases entre guillemets sont issues de l’ouvrage.
Auteur de l'article
Jerome Bondu (Paris) |
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