D.R.
« Nous publions nos points de vue sur le monde et nous-même dans nos blogs, sur Flickr, Myspace et Youtube. De nombreux services estampillés web 2.0 sont basés sur la mise en réseau, l’échange et la révélation volontaire d’information privée », constate l’Ars Electronica, doyen des festivals consacrés aux arts électroniques qui s’ouvre aujourd’hui à Linz en Autriche. « Goodbye Privacy » (adieu, vie privée) est le thème du symposium cette année, qui se penche sur notre société de surveillance moderne, et sur la déconcertante facilité avec laquelle nous renonçons à un droit essentiel sous prétexte de fièvre sécuritaire et autre guerre contre la terreur.
La Grande-Bretagne est le numéro un mondial du déploiement de technologies de surveillance, avec la plus grande densité de caméras de vidéo-surveillance (CCTV). Manu Luksch, net-artiste et cinéaste viennoise basée à Londres, cofondatrice d’ambient.tv, présente à l’Ars son long métrage de science-fiction, FACELESS, produit exclusivement avec des images capturées par les caméras de vidéo-surveillance, selon les règles du Manifesto for CCTV Filmmakers. Cette charte imaginée par ambient.tv s’adresse à des cinéastes d’un nouveau genre qui ne tournent pas avec leur propre caméra mais utilisent les enregistrements des CCTV omniprésentes. Le manifeste s’appuie sur une loi britannique sur la protection des données qui permet aux personnes filmées de réclamer une copie de ces enregistrements. FACELESS se déroule dans une société sans passé, ni futur, où les humains sont dépourvus de visage. Une femme est prise de panique un matin lorsqu’elle retrouve son visage. Manu Luksch explique son projet.
La question de la surveillance est récurrente dans vos travaux. Le fait d’être basée à Londres joue-t-il un rôle ?
Manu Luksch : Je me souviens que lorsque j’ai déménagé à Londres à la fin des années 90, j’étais assez perplexe devant l’omniprésence et la large acceptation sociale des caméras de surveillance. Certainement, le fait d’avoir grandi à Vienne, où les CCTV n’étaient pas une pratique courante (seules les banques en étaient équipées), explique l’attention particulière que je leur portais et ma vive réaction. Je vivais à la City dans le quartier de la finance, pionnier dans cette surveillance technologique généralisée avant qu’elle ne s’étende à l’ensemble du pays. La plupart des Londoniens ont été témoins de cette densité croissance du réseau de caméras, qui allait de pair avec les Warguments sécuritaires, comme la prévention d’actes terroristes de l’IRA, la lutte contre la criminalité urbaine et finalement « la guerre contre la terreur ».
Mes précédents travaux abordaient les questions d’identité et d’espace public, et portaient une attention particulière aux espaces en réseau. De plus en plus, je pressentais qu’Internet n’était pas seulement l’outil « peer to peer » longtemps attendu qui allait donner de l’autonomie aux individus et aux communautés mais aussi une matrice dans laquelle nous sommes tous des points traçables à loisir. Un médium « do it yourself » comme Internet pouvait aussi bien servir d’outil de surveillance. La surveillance par définition est une activité qui génère une architecture totalitaire : si tout le monde regarde tout le monde, cela crée une pression sociale pour un comportement homogène, cela mène, pour utiliser les mots de Richard Sennett, à un « espace public mort ».
Aujourd’hui, nous ne sommes plus seulement un corps physique mais également un corps de données. Nos mouvements, nos choix, nos communications sont consignés. Notre corps de données fait du shopping en utilisant des cartes de fidélité, fait des trajets quotidiens dans les transports publics enregistrés par les Oyster cards (carte de transport à Londres), passe des coups de fil permettant aux opérateurs mobiles de nous localiser, surfe sur le net et communique par e-mail... Il laisse des traces partout où il passe. Si les propriétaires de ces différents réseaux (espaces virtuels) compilent ces traces, ils réussissent à esquisser un portrait assez précis de la « personne réelle ».
Cela m’inquiète. J’y vois aussi une forte connexion avec la disparition de l’espace public et la croissance de l’espace privé, commercial. Nos droits civiques sont tronqués par des implémentations sécuritaires : par exemple, dans un centre commercial, contrairement à la place du marché autrefois, on n’a pas le droit de se rassembler ou de faire un discours. De la même façon, il est interdit de prendre des photos dans les rues privées de Londres comme Dockland ou Wapping.
La surveillance est l’opposé du dialogue. Le choix d’investir dans la surveillance technologique plutôt que dans les ressources humaines, dans un climat de tolérance, indique que la société a renoncé à relever le défi d’une co-existence pacifique et digne.
FACELESS était pour vous une manière d’attirer l’attention sur cette situation orwellienne ?
Mon précédent travail se penchait sur les traces de données et la manière de les visualiser et de les sonoriser en live. La plupart des gens envisagent encore la surveillance comme un homme avec un chapeau et un pardessus qui les épie à travers un trou dans son journal. Gageons qu’ils s’opposeraient à ce qu’une personne les fixe ainsi, mais le fait que les traces de leurs données sont épiées, reste une expérience trop abstraite et immatérielle. Nous voulons rendre ces traces de données visibles, audibles, pour permettre aux gens de mieux les saisir, de les imaginer comme une extension de leur propre personne.
La performance télématique Myriorama utilisait des données de localisation en live d’une personne à distance utilisant un téléphone portable, et Broadbandit Highway était un road movie fait à partir des images de webcams surveillant le trafic routier planétaire. Les flux vidéos étaient détournés par un programme et montés en live pour faire un film en temps réel qui s’autogénère 24 heures sur 24.
FACELESS poursuit ce même objectif de rendre nos traces de données visibles. Beaucoup de gens qui ont vu le film ont reconnu qu’il avait attiré leur attention sur l’omniprésence de ces caméras. Ceci dit, FACELESS essaie d’aller plus loin et de rendre compte également des qualités légales de ces images : tout le processus de production s’est approprié le cadre légal et a ainsi scruté son efficacité et sa fiabilité.
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L’esthétique low-tech de ces images vous intéresse-t-elle également ?
Les images CCTV sont généralement en basse résolution, les couleurs sont délavées et les perspectives distordues. S’il existe des équipements de pointe qui permettent de zoomer et même de lire le numéro de la carte de crédit de quelqu’un, la plupart des caméras en usage est datée et fournit des images d’une si mauvaise qualité qu’elles contreviennent aux règles définies par le Data Protection Act de 1998 (loi britannique sur la protection des données et de la vie privée). J’ai trouvé la faible qualité assez charmante et réconfortante en ce cens qu’elle sape le mythe des CCTV.
Toutefois, ce qui me fascine le plus c’est ce que cette esthétique raconte implicitement. On ressent l’authenticité de ces enregistrements vidéos, on sent qu’ils ont été générés par une machine qui regarde plutôt qu’un humain. Les spectateurs savent que ce sont des images dont la fonction est de surveiller et qu’elles ont été réappropriées dans une fiction. Plus important encore, ça situe l’histoire entre le réel et l’irréel. Nous voyons des enregistrements qui documentent notre vie quotidienne, nous reconnaissons notre monde présent dans ce film. L’intrigue de cette société sans visage, sans passé, ni futur, se déploie sur les bases de cette esthétique.
C’était également assez amusant et ça représentait un défi de travailler avec ces images totalement non spectaculaires. Plates, à distance, statiques et saccadées.
Avez-vous retravaillé ces images pour le film ? Est-ce vous qui avez apposé des points de couleurs sur les visages ?
En ce qui concerne l’absence de visages (ils ont été effacés ou découpés), j’ai coutume de plaisanter sur le fait que les opérateurs des systèmes de surveillance non seulement fournissent les grues et les équipements d’enregistrement, mais sont également chargés des effets spéciaux : animation image par image, time code et couleurs distordues sont déjà sur la pellicule. De surcroît, ils sont obligés de rendre les gens anonymes avant de fournir l’enregistrement vidéo. Et pour tous ces services, ils ne sont autorisés qu’à facturer des frais standards, soit 10 livres !
Si une personne en fait la demande, la loi oblige à lui fournir les enregistrements sur laquelle elle apparaît. Par ailleurs, ils doivent s’assurer que des tierces personnes apparaissant sur l’image ne puissent être identifiées afin de protéger leur droit à la vie privée. Or, nous avons constaté de nombreuses défaillances concernant cet aspect de la législation. J’ai reçu plusieurs films non traités.
Quoiqu’il en soit, j’ai commencé à utiliser leur style, leur façon de rendre les gens anonymes, et j’ai également effacé les visages de gens qui étaient bien trop loin pour qu’on puisse les reconnaître.
Le mot faceless ne signifie pas seulement sans visage mais aussi sans personnalité, sans identité. Et les foules sans visage dans ces enregistrements de surveillance reflètent fortement cette sensation de n’être qu’un point sur une matrice, un numéro dans une foule.
Le scénario du film est un ready-made légal, il reflète l’un des aspects légaux des images CCTV.
Est-ce qu’acquérir ces images a été laborieux ? Comment vous y êtes-vous prise ?
J’ai d’abord repéré les caméras, les endroits qu’elles couvrent et j’ai joué la comédie devant elles. Puis j’ai dû retrouver les contacts des contrôleurs de donnés. J’ai écrit une lettre standard pour ma requête, la seule chose qui me restait à faire, c’était de remplir le moment et l’endroit de l’enregistrement. Je devais ajouter une photo de moi et un chèque de 10 livres. J’ai fait toutes les demandes par écrit et réclamé mon image sur la base du Data Protection Act 1998, toute cette expérience je l’ai décrite en long dans Chasing the data shadow.
Ce film tourné sans caméra additionnelle se conforme aux règles que vous avez définies dans le Manifesto for CCTV filmmakers (manifeste pour les réalisateurs de films CCTV). Est-ce une sorte de nouveau « Dogma » ?
Les artistes conceptuels des années 60 utilisaient leur environnement comme médium pour l’art, c’était pour eux une manière de le questionner. Le cœur de mon travail avec les technologies de contrôle comme les CCTV, se situe dans les règlements attachés à leur usage et ce qu’ils nous disent sur notre société, plutôt que l’image, la représentation qu’ils produisent.
Il nous est apparu crucial de poser un ensemble de règles compilées dans ce manifeste. Les règles ont forgé l’histoire et toute la structure de la pièce. Le manifeste sert également d’outil d’instruction pour quiconque souhaiterait répéter ce processus. Vous pouvez le comparer aux règles des films Dogma mais on peut également remonter plus loin, aux années 60, à des pièces musicales de Steve Reich ou Alvin Lucier (deux influences majeures pour Mukul qui a composé la bande sonore de FACELESS) dont les compositions sont des instructions.
Avez vous écrit un scénario avant de vous lancer, comment avez-vous monté ce film ?
J’ai réussi à obtenir assez facilement quelques enregistrements, du coup, je me suis dit pourquoi ne pas faire carrément un long-métrage, un thriller SF.
Il s’est avéré que le processus a été très long. Et certaines scènes prévues dans le script s’avéraient difficile à obtenir. Du coup, j’écrivais et adaptais le scénario en fonction des vidéos de surveillance que j’avais réussi à obtenir, en utilisant ce qui se passait spontanément dans les images. Par exemple, on me demande souvent si l’homme dans le film qui me tire dessus était un acteur. En fait, ce qui s’est passé, c’est qu’il s’est approché pour me demander une adresse et m’a fait voir un bout de papier. Sur l’enregistrement, le bout de papier ressemble à un revolver et en masquant quelque peu ma propre personne, j’ai fait en sorte que ça ressemble à une tentative d’assassinat. Finalement, j’ai renversé le processus. Dès qu’un film arrivait, je poursuivais le script. C’est inspiré par La Jetée de Chris Marker. La partie fictionnelle du film est véhiculée par la voix off de la narratrice Tilda Swinton, qui donne cette touche étrange, et la fin ambivalente du film.
Est-ce que les performances du collectif new-yorkais Surveillance Camera Players ont été une source d’inspiration ?
La pratique des Surveillance Camera Players a sans aucun doute inspiré la conception de FACELESS. Bill Brown, le fondateur, dit dans une interview (Streets into Stages : an interview with Surveillance Camera Players’ Bill Brown by Erich W. Schienke) : « La société de surveillance continue de réifier une culture de la conformité publique et renforce de plus en plus cette dangereuse homogénéité de comportement à travers nos écologies sociales ».
Une position qui est également centrale dans mes travaux avec les technologies de surveillance. J’ai été inspirée par leurs interventions dans les rues quand ils interpellent avec force les passants sur l’omniprésence des CCTV, par la manière dont ils s’adressent directement à une audience invisible qui depuis des chambres de contrôle éloignées, posaient leur œil mécanique sur la vie dans la rue, sur vous.
Aux Etats-Unis, il n’y a pas de structure légale comparable à celle de l’European Data Protection Act qui vous autorise à accéder à des informations comme les images des caméras de vidéo-surveillance sur lesquels vous apparaissez.
Dans FACELESS, vous évoquez également « la tyrannie du temps réel ». Pouvez-vous expliquez ce sentiment ?
J’ai passé pas mal de temps dans la campagne thaïlandaise quand j’étais étudiante, c’est à ce moment-là que j’ai pris conscience pour la première fois que ma façon de percevoir le temps comme quelque chose d’absolu et de linéaire n’était pas universelle. En fait, l’introduction de l’horloge mécanique est très liée aux débuts de la révolution industrielle et au capitalisme, comme moyen de contrôle des ouvriers. Le point faible de la culture occidentale est aussi ce manque chronique de temps. Les gens sont constamment sous pression à cause de la liste des choses à faire et ne savent plus apprécier le moment présent.
Ceci est en rapport avec la fragmentation de notre temps, par exemple une communication téléphonique qui s’insère dans une autre conversation. La perte de la présence est sans doute le prix à payer pour la perte de distance.
FACELESS dresse un portrait d’un monde sous surveillance temporelle. L’anxiété vis-à-vis du futur et la culpabilité envers le passé cause un profond désarroi, ainsi le nouveau système temporel consiste en une présence parfaite, symbolisée par le time code non chronologique.
par Marie Lechner
Voir un extrait du film ici ou ici :
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