par François Poulain
lundi 2 mars 2009
Suite à la présentation du projet de loi « Création sur Internet » qui devrait prochainement être discuté au sein de l’assemblée nationale, il est permis de s’alerter au sujet de ce projet de loi, qui semble-t-il, dénonce clairement l’ignorance de ceux qui le soutiennent : ignorance des enjeux de la société de l’information telle qu’elle se présente devant nous ; ignorance des réalités sociologiques d’une génération connectée ; ignorance, enfin, des réalités techniques du fonctionnement des réseaux et des logiciels qui le composent.
Un air de… déjà vu !
Il ne s’agit pas de la première tentative de museler Internet afin de le transformer en un système centralisé ressemblant étrangement au Minitel ; cette dernière tentative étant la loi Dadvsi étudiée en 2006. Comme pour Dadvsi, l’urgence est déclarée ; comme pour Dadvsi, ce texte est annoncé comme le remède miracle contre le téléchargement non autorisé d’œuvres sur les fameux systèmes peer-to-peer ; comme pour Dadvsi, des mesures « techniques » de contrôle d’usage sont imposées ; comme pour Dadvsi, l’interopérabilité est méprisée ; comme pour Dadvsi, enfin, le logiciel libre est ignoré, et ses utilisateurs menacés.
Le tout pour se retrouver au point zéro, c’est à dire le même que celui auquel on se trouve à cet instant, pendant que des artistes souffrent de la réalité d’un système de perception de droits archaïque, organisé autour de la copie, et qui donc pour fonctionner nécessite de ce fait un système de gestion de copie organisé ; c’est à dire — par définition — l’inverse de ce qu’est Internet.
Des fondamentaux économiques bancals.
L’axiome à la base de ce projet de loi est le suivant : opposer de la résistance aux échanges informationnels sur le réseau, pariant que grâce à une logique de « vases communiquant », l’énergie qui se dissipe des résistances va converger vers les circuits organisés classiques — ceux seuls permettant actuellement la rémunération des ayants droit — du fait qu’il seront alors plus compétitifs face à un réseau où les coûts et les risques de transport seront devenus subitement élevés.
Il est permis de douter franchement de cette idéal mécanique de report des flux de trésorerie. C’est négliger qu’il y aura toujours des énergies pour résister à la résistance. Ne serait-ce par exemple parce qu’on pourrait se demander à un moment ou un autre si pourchasser ses clients pendant dix années est un modèle économique fiable ; le tout au nom bien sûr de la rémunération des artistes.
Pour donner un exemple de logique similaire, en 1845 un célèbre pamphlétaire encourageait [5], lui, de « faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures » pour lutter contre une soi-disant concurrence déloyale que faisait le soleil aux fabricants de chandelles. Son raisonnement de base — humoristique en ce qui le concerne — était pourtant précisément le même que celui qu’on entend aujourd’hui : « Si vous fermez, autant que possible tout accès à la lumière naturelle, si vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l’industrie qui, de proche en proche, ne sera pas encouragée ? »
Demain, Hadopi sera un étage de plus sur un échafaudage fragile qui s’obstine à créer un besoin artificiel de payement de la dîme à une industrie inapte à s’adapter.
Une réalité ouvrant d’autres perspectives.
Ça peut sembler être une vérité de La Palisse ; mais les gens qui s’intéressent aux produits issus de l’industrie culturelle ne font qu’acheter ce qu’ils connaissent. D’ailleurs les statistiques effectuées sur les échanges hors marchés entre internautes ne démentent pas ce propos. Donc si, en effet, les échanges entre internautes peuvent avoir pour effet de nuire à la vente des artistes les plus connus, ils ont aussi un effet catalyseur important en termes de découverte de nouveaux artistes. Plusieurs études (voir [1]) tendent ainsi à démontrer que l’impact sur la baisse des ventes de disques, des échanges de fichiers entre internautes, tombe dans l’incertitude de la mesure, au même titre que de nombreux autres facteurs.
Par ailleurs, des études concernant les échanges ouverts de fichiers musicaux laissent apparaître une nette place à la diversité qui caractérise un réseau ouvert (voir [1]), avec 80% des œuvres les moins populaires mobilisant plus de 35% des usages. En comparaison, dans le contexte d’une vente oligopolistique telle que le défend le projet de loi « Création sur Internet », ces même 80% des œuvres les moins populaires mobilisent moins de 5% des usages. Ainsi, Internet pourrait se révéler être un catalyseur sans précédant pour l’épanouissement de la culture, à condition de créer des conditions de rémunération de la chaîne de production qui soit adaptées à sa nature décentralisée ; plutôt que de créer une hiérarchie artificielle de la diffusion de l’information pour adapter Internet à des méthodes aujourd’hui révolues.
De plus, lorsqu’il est question de rémunération de la création et de la culture à l’heure d’Internet, pourquoi se limiter à celle défendue par les industries et « officiellement » distribuée ? De nombreux créateurs de grande qualité grouillent sur Internet, et ne disposent d’aucune rémunération concernant leur production car jusqu’à maintenant le législateur s’est uniquement concentré sur le volet répressif, sans jamais s’évertuer à poser le problème cartes sur table. Trouvez vous normal, par exemple, qu’un site comme Wikipedia, qui met en avant des valeurs de partage avec des conditions permissives de réutilisation, 10e site le plus visité de l’Internet Français [3], soit obligé de se financer par les dons de ses visiteurs ?
Des principes curieux d’application de la « justice ».
On peut lister un certain nombre d’objections (source : [6]) sur les méthodes proposées par ce projet de loi :
- Des mesures d’exception prévues pour les services de police luttant contre le terrorisme sont étendues à la lutte contre l’échange non autorisé de musiques et de films.
- Des sociétés privées sont incitées à rechercher des infractions pénales sur Internet.
- Un relevé informatique n’est pas un élément de preuve suffisante : comme s’il s’agissait de juger un crime sur la base de simple empreintes de pas laissées au sol.
- La loi prévoit des peines automatiques, en rompant avec la présomption d’innocence, alors qu’il est de notoriété publique que les preuves avancées sont clairement insuffisantes.
Peut-être est-ce à cause de ces raisons, ou peut être d’autres encore, que différents « groupuscules », comme s’abaisse à les nommer Mme la Ministre, se sont opposés à ce projet de loi ou à des projets similaires. Parmi eux, la Cnil, l’Ufc que choisir, le parlement européen, la Suède, et la quasi totalité des associations liées au monde de l’Internet et du logiciel libre. En fait, les conditions d’application de cette loi sont si abusives, qu’elles pourraient tout à fait profiter à des groupes de pression organisés. Peut être demain des internautes innocents se feront racketter par un organisme mafieux situé à l’étranger, et pour être sûr que leur adresse IP ne soit pas injectée dans des réseaux de téléchargement, vireront une petite somme d’argent sur un compte situé dans un paradis fiscal, faute de quoi ils risqueraient une suspension de réseau sans procès, ni jugement.
Une dépossession organisée des ordinateurs personnel.
En ce qui concerne le cœur du projet de loi, il est concrètement « d’exclure de la toile » les gens qui ne se conformeront pas à la règle. Il s’agit d’une idée brillante, à supposer qu’il existe un dehors, mais la réalité est que Internet est un espace public. Conséquence de cela, la réponse proposée pour exclure le trafic « nuisible » est une espèce de filtrage généralisé, une mise à l’écart, on à même pu entendre parler clairement de « liste blanche ». Il a par ailleurs été nommé du bout des lèvres de fameux « moyens de sécurisation de la connexion ». Il serait intéressant que lors des débats soit explicité concrètement ce que seront ces fameux moyens.
Pendant les débats de la loi Dadvsi, il a été question de ce qu’on appelait des « Mesures de Restriction Digitales » (DRM), c’est-à-dire concrètement des dispositifs de restriction d’usage. Le fonctionnement de l’ensemble de ce genre de dispositif est par définition basé sur le principe que l’ordinateur devient une terre d’ambassade appartenant au fournisseurs de contenus, au lieu d’appartenir à l’utilisateur comme il se doit. Malgré des apparences éloignées, reviennent donc à ce propos les mêmes interrogations que celles qui ont conduit à la débâcle du projet de loi Dadvsi. Où sont les garanties d’égalité d’accès à l’information ? Où sont les garanties d’indépendance face à des acteur organisés en oligopoles ? Où sont les garanties de transparence, d’interopérabilité, le rapporteur s’y étant publiquement montré hostile (voir [2]) ! Où est la garantie d’accessibilité au réseau à partir de logiciels libre ? On peut donc se demander en quoi consisteront ces fameux « moyens de sécurisation de la connexion » et à qui ils profiterons dans les faits, en nous rappelant de l’affaire du rootkit Sony XCP [7].
Conclusion.
Espérons que ces différents point auront l’occasion d’être abordés en séance. Si comme moi vous êtes préoccupés par l’avenir d’Internet, vous devriez relayer l’appel lancé par La Quadrature du Net, qui invite chaque citoyen à draper de noir chaque site internet — portant ainsi le deuil d’un réseau neutre — et à contacter son député pour lui exposer ses doutes face à ce projet de loi.
Références
- [1]
- Philippe Aigrain, Internet et création. Comment reconnaître les échanges hors marchés en finançant la création ?, In Libro Veritas, 2008.
- [2]
- April, Riposte graduée : le rapporteur s’oppose à l’interopérabilité, l’April appelle à la mobilisation, 2009.
- [3]
- Génération NT, Mediametrie : Wikipedia également dans le top 10 français, 2007.
- [4]
- Assemblée Nationale, Projet de loi création sur Internet, 2009.
- [5]
- Frédéric Bastiat, Pétition des fabricants de chandelles, 1845.
- [6]
- La Quadrature du Net, Dossier HADOPI : cartes sur table, 2009.
- [7]
- Wikipedia, Extended Copy Protection.
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