lundi 5 octobre 2009, par Philippe Leymarie
Puisque, après le vote ultra-favorable des Irlandais, l’Europe à la mode Barroso cavale à nouveau en direction de l’application, le plus tôt possible, du traité de Lisbonne, retour express sur le débat plus spécifique à propos de la défense européenne. Un débat tranché sabre au clair, par exemple, par le journaliste de Libération Jean-Dominique Merchet, pour qui « la défense européenne est une illusion : elle ne verra pas le jour et c’est tant mieux, car c’est une illusion dangereuse ».
Animateur du blog « Secret défense », un des plus courus du genre, l’auteur estime que l’Europe – construite sur le mode du « Plus jamais ça ! », après la suite de tragédies de la première moitié du XXe siècle – « ne pourra jamais assumer la responsabilité de la guerre [1]. » Et que, dans l’immédiat, le bilan de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) est « à la fois rapide et désolant » : une force de réaction rapide qui n’a jamais vu le jour, pas plus qu’il n’y a d’état-major européen opérationnel en permanence, et à plus forte raison « d’armée européenne » ; des règles et procédures spécifiques pour la prise de décisions ayant des implications militaires (pas de supranationalité, unanimité nécessaire)...
Cuisine et vaisselle
« Autant dire, écrit Merchet, que l’UE n’aura le choix qu’entre l’impuissance et la recherche permanente (et longue) du plus petit dénominateur commun… Longtemps encore, l’Europe comptera ses divisions… et elles ne seront pas blindées. » Une défense commune qui, selon l’auteur, est largement abandonnée à l’Organisation du Traité atlantique Nord (OTAN), c’est à dire — pour ce qui concerne les grands enjeux, notamment la dissuasion ou la réplique en cas d’attaque contre un Etat membre — au parrain américain : deux Etats-membres sur vingt-sept possèdent l’arme nucléaire (France, Grande-bretagne), mais quatre pays (Allemagne, Belgique, Hollande, Italie) stockent des têtes nucléaires américaines sous contrôle de l’US Air force, qui pourraient être mises en œuvre par les aviations des pays concernés... après feu vert, bien sûr, de Washington.
Et de citer la formule du néocon Robert Kagan, « aussi drôle que cruelle » : « Les Américains font la cuisine, les Européens font la vaisselle [2]. » Autant dire qu’on leur confie l’après-vente, par exemple en Bosnie ou en Afghanistan : reconstruction, justice, police... C’est d’ailleurs écrit noir sur blanc dans le traité européen, à la demande des atlantistes les plus enragés : « Les engagements et la coopération dans ce domaine [la défense] demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Otan, qui reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre. » Or, vingt et un des vingt-sept membres de l’UE sont également intégrés au sein de l’Otan - les exceptions restant relativement marginales (Autriche, Chypre, Finlande, Irlande, Malte, Suède)...
L’auteur s’interroge au passage sur le « monologue nucléaire français », les Européens ne paraissant pas très enclins à sa placer sous le parapluie proposé par Paris. Et aussi sur cette Europe « conçue pour des temps ordinaires » de paix, de tranquillité, qui serait bien en peine de se mobiliser en temps utile pour distinguer l’ami de de l’ennemi, et mettre en œuvre les moyens de prévention ou de riposte, par exemple en cas de menace dans l’espace aérien.
Equipé, mais vide
Tout en soutenant que, « dix ans après sa création, la politique de défense et de sécurité apparaît comme une des avancées incontestables de l’Union européenne », le vice-amiral Jean-François Morel (qui avait été un des premiers officiers français affectés à l’état-major de l’Union européenne à Bruxelles), et son co-auteur, l’analyste franco-britannique Alastair Cameron [3] dressent une liste de « pistes de développements potentiels encore controversés » qui en dit long sur les difficultés de la tâche :
— l’entrée en vigueur des dispositions du traité de Lisbonne en matière de défense et de politique étrangère (coopération structurée permanente, coopérations renforcées, service européen d’action extérieure, clause d’assistance mutuelle) ;
— l’élaboration d’un Libre blanc européen, qui identifierait les intérêts communs, voire vitaux des Etats membres, et articulerait une stratégie de réformes et d’investissements pour y répondre ;
— la mise en place d’un quartier général d’opérations permanent, destiné à conduire de façon autonome les opérations européennes depuis Bruxelles (un centre d’opérations existe, tout équipé, mais il est vide ; et plusieurs pays – dont la Grande-Bretagne – ne souhaitent pas qu’il soit « armé ») ;
— l’augmentation de la part du financement communautaire des opérations, et la réduction d’autant des dépenses des Etats membres qui financent leurs propres éléments militaires déployés sous la bannière européenne ;
— la mise en place de relations militaires entre l’Union européenne et les Etats-Unis (alors que, jusqu’à présent, Washington s’est toujours refusé à faire passer la relation militaire euro-américaine en dehors de l’Otan ;
— l’augmentation du budget de l’Agence européenne de défense, afin de développer la recherche et le développement des technologies dans le domaine de l’armement.
Commandes du monde
Prenant argument de prévisions du Conseil national du renseignement américain — qui pronostique une perte d’influence de l’Union européenne en 2025 face à deux poids lourds en ascension, la Chine et l’Inde, à une Russie en expansion... ou en faillite, à un Brésil appelé à un rôle de chef de file, à un Japon pris entre les USA et la Chine, et à des Etats-Unis d’Amérique qui seront toujours aux commandes du monde, mais dont les capacités d’action auront diminué —, Philippe Esper, président du Conseil économique de la défense, plaide pour que « la France engage, au sein d’un groupe de pays européens “qui le veulent et qui le peuvent”, une réflexion constructive sur un projet de sécurité et de défense, les économies et les civilisations européennes ne pouvant prétendre jouer un rôle mondial au cours du XXIe siècle que si elles sont capables de construire ensemble leur assurance-vie : leur sécurité et leur défense [4]. »
Les auteurs relèvent l’asymétrie de volume entre les budgets de défense des Etats-Unis et de l’Union européenne : l’écart s’est accentué (il est par exemple de 1 à 6 en faveur des Etats-Unis pour la recherche et le développement. Sur la période 2002-2008 (les mandats de George W. Bush), les Etats-Unis ont accru leurs dépenses de défense de 62 % (contre 22 % en Europe, ce qui — en intégrant l’inflation — correspond à une quasi stagnation.
Autre fait souligné : l’absence de coordination des budgets de défense en Europe. La France et la Grande-Bretagne consacraient presque 2 % de leur PIB à la défense, contre 1,3 à l’Allemagne et à l’Italie, 1,2 à l’Espagne, et beaucoup moins dans la plupart des autres Etats-Membres de l’UE. Les auteurs remarquent que le tissu industriel est également très fragmenté, et que la coopération opérationnelle entre Européens est restée timide, faute notamment de moyens pour la conduite autonome des opérations, avec une majorité d’interventions qui ne sont pas proprement militaires, et qui sont « de nature et d’intensité variables, et de portées limitées ». Ils plaident en faveur d’un sommet consacré spécialement à ces questions de défense européenne.
Notes
[1] Jean-Dominique Merchet, Défense européenne, La grande illusion, Larousse - A dire vrai, Paris, 2009.
[2] Robert Kagan, La puissance et la faiblesse, Plon - Omnibus, 2003.
[3] Jean-François Morel, Alastair Cameron, L’Europe de la Défense – le Chœur du Débat, préface de Javier Solana, L’Harmattan, Paris, 2009.
[4] Philippe Esper, Christian de Boissieu, Yves-Thibault de Silguy, Eurodéfense : pour une relance de l’Europe de la défense, préface de Romano Prodi, UNICOMM, 2009.
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