Par Marcel Dorigny
Pratiqué dès l’Antiquité, l’esclavage donna lieu à trois traites spécifiques en Afrique. La dernière, organisée par des puissances européennes, s’inscrivait dans un commerce triangulaire avec les Amériques. Des recherches historiques récentes précisent l’enjeu humain mais surtout économique de ce trafic.Tant dans les milieux scientifiques que militants et associatifs, l’histoire des traites négrières a fait l’objet de nombreuses controverses. Attesté dès la plus haute antiquité, le commerce des hommes et femmes d’Afrique a commencé bien avant que les Européens de l’époque moderne n’explorent les côtes du continent noir. Ainsi, il est essentiel de bien distinguer trois grandes formes de traite esclavagiste ayant fait de la population noire la source principale, sinon unique, d’approvisionnement en captifs : la traite dite orientale, la traite intra-africaine, la traite coloniale européenne. Ces trois traites ne sont pas apparues aux mêmes périodes et n’ont pas eu la même durée, mais elles se sont superposées à l’époque coloniale.
La traite orientale s’inscrit dans la continuité des pratiques esclavagistes des sociétés de l’Antiquité classique : l’Egypte ancienne, la Mésopotamie, l’Empire romain, notamment, ont abondamment eu recours aux esclaves africains pour le travail agricole et la construction des édifices publics et des routes, mais également pour la domesticité. Héritier du monde romain, l’empire byzantin a poursuivi cette pratique jusqu’au cœur du Moyen Age. Edifiés en grande partie sur le territoire de l’Empire byzantin, les empire arabes, à partir du VIIe siècle, ont continué ce transfert de populations africaines asservies jusqu’aux centres des nouveaux pouvoirs, vers Bagdad et Mossoul par exemple.
Le travail agricole était alors la principale activité assurée par ces esclaves, mais ils étaient également affectés aux tâches domestiques et aux harems. Les circuits d’approvisionnement de ces grands empires sont restés presque immuables durant plusieurs millénaires : par voie terrestre à travers le Sahara, le désert arabique, la haute vallée du Nil, puis à travers le Sinaï, l’Anatolie, les vallées du Tigre et de l’Euphrate, et encore par l’Asie centrale et les confins de l’Empire russe dès la fin du XVIIe siècle ; par voie maritime, par la mer rouge et le golfe persique à partir des côtes orientales de l’Afrique, voire de Madagascar pour la traite arabe.
Des chiffres
vivement
controversés
Cette pratique de très longue durée a survécu aux nombreux changements politiques et aux bouleversements religieux : du paganisme antique à l’islam, en passant par le christianisme tant grec que latin, l’esclavage des Africains s’est maintenu dans ces sociétés et a été alimenté par un commerce régulier en provenance d’Afrique orientale, de Zanzibar à l’Abyssinie, en passant par la région des Grands lacs. S’il est impossible de mesurer l’ampleur de la traite antique et byzantine, faute de sources fiables, des tentatives de chiffrage de la traite appelée musulmane (ou arabe) – terminologie qui ne fait pas l’unanimité – ont été effectuées. On estime qu’entre 7 et 12 millions de personnes ont été arrachées au continent du VIIe au XIXe siècle. Mais ces chiffres restent l’objet de vives controverses (lire « Conséquences sur l’Afrique »).
La traite intra-africaine, principalement fondée sur la mise en esclavage des prisonniers de guerre, a existé sur une période plus longue encore, dont il est extrêmement difficile de fixer la durée faute de sources. Sous des formes diverses, l’esclavage et le commerce des humains ont été des pratiques répandues dans la plupart des sociétés africaines bien avant l’arrivée des navigateurs européens et indépendamment des circuits des traites orientales. Des chiffres ont pu être avancés faisant de la traite intra-africaine – dont l’existence reste contestée par certains intellectuels africains – l’équivalent de la traite orientale, mais étalée sur une période beaucoup plus longue encore. Mais – différence essentielle –, alors que la traite orientale privait l’Afrique d’une partie de sa population, la traite intra-africaine maintenait intact le potentiel humain du continent.
Enfin, et là réside le cœur des controverses actuelles, la traite négrière coloniale européenne présente des caractéristiques radicalement nouvelles, à la fois qualitatives et quantitatives. A la différence des précédentes, elle fut massivement racialisée : seuls les Noirs d’Afrique en furent les victimes, au point de faire du mot « nègre » un synonyme d’esclave dans la langue française du XVIIIe siècle. Cette racialisation de l’esclavage a abouti au transfert d’une importante population africaine sur le continent américain et aux Antilles dont les descendants forment aujourd’hui une composante importante, voire majoritaire aux Antilles.
La traite coloniale, organisée par les Etats les plus structurés de l’Europe moderne, a fait l’objet d’une législation minutieuse (fiscalité, commerce, administration, sanitaire). Les archives publiques et privées abondent et ont permis aux historiens, depuis plus de trois décennies, d’analyser avec rigueur les mécanismes mis en œuvre par les armateurs, capitaines des navires, fournisseurs des marchandises destinées à l’achat des captifs sur les côtes d’Afrique, planteurs des colonies acheteurs de cette main-d’œuvre servile, administrateurs chargés de la gestion et de la défense des colonies... Il est admis que la traite européenne a prélevé en Afrique entre 12 et 13 millions d’êtres humains, toutes destinations confondues, dont environ un tiers de femmes. La mortalité au cours de la traversée a été très inégale selon les expéditions, mais le nombre de morts au cours des traversées – soigneusement consignés sur les registres de bord – s’est élevé à environ 15 % du total des captifs embarqués, soit entre 1,6 million et 2 millions de disparus en mer, faisant de l’Atlantique le « plus grand cimetière de l’histoire » ; auxquels il faut ajouter les victimes – presque aussi nombreuses – parmi les équipages. De l’ordre de 30 % au XVIe siècle, la mortalité des captifs est descendue à 12 % à la fin du XVIIIe siècle grâce à la diminution de la durée des traversées et à l’incontestable amélioration de l’hygiène et de l’alimentation des captifs, pour remonter à plus de 15 % au XIXe siècle pendant la période de la traite illégale.
Autre spécificité de la traite coloniale, sa durée fut beaucoup plus courte que la traite orientale et intra-africaine : elle s’est déployée de la fin du XVe siècle jusqu’aux années 1860. Le XVIIIe siècle représente à lui seul 60 % des expéditions, le XIXe siècle – période où la traite était pourtant devenue illégale – en assura près de 33 %, alors que les XVIe et XVIIe siècles assurèrent à peine 7 % du total. Mais l’intensité maximale de la traite européenne, qui lui donna toute sa spécificité historique, s’est en réalité concentrée sur une période beaucoup plus brève encore puisque 90 % des esclaves africains déportés vers les colonies européennes des Amériques et de l’océan Indien l’ont été entre 1740 et 1850, soit à peine plus d’un siècle. C’est bien ce caractère brutal, inscrit en un laps de temps très court, qui a profondément marqué les esprits et heurté les consciences de beaucoup de contemporains : entre 1780 et les années 1820, près de 100 000 Africains furent achetés chaque année, chiffre qu’aucune autre traite négrière n’a jamais atteint ni même approché.
La hiérarchie des puissances négrières est établie à partir des statistiques de la traite elle-même : le Portugal a effectué le transfert aux Amériques de plus de 4,6 millions d’esclaves. Ayant inauguré celle-ci dès le milieu du XVe siècle, il a assumé l’essentiel de la traite illégale au XIXe siècle. La Grande-Bretagne vient en deuxième position, avec plus de 2,6 millions de déportés, dont une partie furent vendus dans les colonies espagnoles, voire françaises malgré l’interdiction légale. L’Espagne, malgré l’immensité de son empire américain, n’arrive qu’en troisième place, surtout en raison de l’activité de Cuba au XIXe siècle, point de départ de bon nombre de navires de traite clandestine. Une grande partie des approvisionnements en esclaves des colonies espagnoles fut assurée par les Britanniques. La France occupait le quatrième rang, avec environ 1,2 million de déportés sur ses navires, dont près de 80 % furent destinés à Saint-Domingue (Haïti), premier producteur mondial de sucre à la fin du XVIIIe siècle.
La géographie de l’Europe négrière est bien connue : les grands ports négriers furent concentrés dans un triangle allant de Bordeaux à Liverpool et à la Hollande. Cette façade nord-ouest de l’Europe organisa plus de 95 % des expéditions négrières européennes. Par ordre d’importance, les grands ports négriers ont été Liverpool, avec 4 894 expéditions identifiées, suivi de Londres (2 704), Bristol (2 064), Nantes (1 714), Le Havre-Rouen (451), La Rochelle (448), Bordeaux (419), Saint-Malo (218)... Le cas du Portugal doit être signalé. Premier pays négrier, loin devant l’Angleterre et la France, ce pays eut une pratique différente : les circuits ne partaient pas systématiquement de Lisbonne, mais faisaient le commerce des esclaves entre le Brésil – de loin la principale destination des captifs – et les côtes de l’Angola, de la Guinée ou du Mozambique, à travers l’Atlantique sud.
Un aspect particulier du commerce négrier : le paiement des esclaves sur les côtes d’Afrique, auprès des royaumes côtiers qui s’étaient structurés autour de ce commerce lucratif, ne se faisait qu’exceptionnellement par des métaux précieux, et bien plus par des marchandises fabriquées : tissus, fers, vaisselle, armes blanches et à feu, alcools, bijoux... Ces marchandises dites de traite n’étaient pas – comme on l’a trop dit – de mauvaise qualité ou de piètre valeur : elles correspondaient à la demande des vendeurs qui n’auraient pas accepté longtemps d’être dupés par les Européens. En échange de captifs (le plus souvent à la suite de guerres ou de razzias), les rois africains qui contrôlaient la traite en amont obtenaient des instruments de prestige leur assurant un pouvoir souvent très étendu.
Les exigences
d’une clientèle
nombreuse
Néanmoins, et pour l’Europe l’essentiel était là, cet échange d’une force de travail destinée à ses colonies contre des productions elles-mêmes issues de l’activité manufacturières de ses villes et de ses campagnes était hautement profitable. Non seulement l’achat d’esclaves contribuait aux activités manufacturières les plus diverses et souvent éloignées des ports négriers eux-mêmes, mais ces esclaves vendus aux colonies étaient la main-d’œuvre indispensable à la production des denrées coloniales – sucre, café, cacao... – tant recherchées par une Europe en plein essor. Ces denrées coloniales, transformées sur le continent européen, étaient exportées loin des ports d’arrivée et rapportaient des profits importants : la France, alors grande exportatrice de sucre, équilibrait sa balance du commerce grâce à ses coloniesà esclaves.
De plus, et c’était alors capital, le « troc » d’esclaves contre des marchandises évitait toute sortie de métaux précieux d’Europe, à la différence du fameux commerce des comptoirs de l’Inde qui exportaient des tissus en Europe en les payant avec des pièces d’argent issues des mines du Pérou.
Sans entrer dans les controverses sur la rentabilité de la traite négrière – qui aurait généré des taux de profit de 8 à 10 % seulement –, on peut tout de même affirmer que c’est la totalité du circuit négrier qui doit être prise en compte : en amont, les activités développées par un flux continu d’armement de navires pour ce commerce, lourdement chargés de marchandises manufacturées, la construction navale, l’équipement et l’entretien des navires ; en aval, l’existence des colonies de la zone tropicale et leurs productions agricoles de très haute valeur aux yeux d’une clientèle de plus en plus nombreuses et exigeante.
Ces colonies furent non seulement sources d’immenses profits, tant pour les planteurs que pour les négociants des ports, mais elles étaient considérées comme les signes les plus visibles de la puissance des métropoles. Au XVIIIe siècle, les guerres franco-anglaises eurent toutes pour arrière-plan la rivalité pour la suprématie coloniale. Or, sans la main-d’œuvre acheminée par la traite négrière, ces colonies n’eurent été que terres vaines...
Ainsi, la traite négrière fut-elle au cœur de la richesse et de la puissance coloniales des grandes nations de l’Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles principalement. Sa violence en fit la cible principale de la contestation naissante du système colonial. Le mouvement antiesclavagiste et abolitionniste, d’abord structuré aux Etats-Unis au moment de la déclaration d’indépendance, puis en Angleterre et en France à la fin des années 1780, mit la suppression de la traite au premier rang de ses objectifs politiques. La première étape devait être son interdiction par un accord entre les grands pays ; de là découlerait une transformation des conditions mêmes de l’esclavage, ouvrant la voie à la suppression progressive de la servitude sans heurts et sans effondrement économique.
Pour le mouvement abolitionniste international, l’esclavage n’était qu’une conséquence du crime initial que représentait la traite – le crime absolu. Sa disparition aurait un double effet bénéfique : d’une part, l’extinction programmée de l’esclavage, remplacé par le salariat ; d’autre part, la fin du dépeuplement de l’Afrique...
Ce schéma, idéalisé à l’extrême par les plus fervents antiesclavagistes – l’abbé Grégoire et Mirabeau en France, Thomas Clarkson et William Wilberforce en Angleterre –, ne s’est en fait jamais réalisé sous cette forme. En France, la première abolition de l’esclavage, le 4 février 1794, a été imposée par l’insurrection des Noirs de Saint-Domingue (Haïti) à une Convention qui ne souhaitait certainement pas aller aussi vite. Or la suppression de la traite n’avait pas précédé cette abolition révolutionnaire. En Angleterre, où le mouvement abolitionniste était très puissant, la traite fut abolie par une loi en 1807, tout comme aux Etats-Unis.
En 1815, au congrès de Vienne, les puissances s’accordèrent pour mettre la traite négrière hors la loi. Pourtant, nulle part on ne vit s’ensuivre le dépérissement de l’esclavage. Il est vrai qu’une traite illégale maintint longtemps en place les circuits d’approvisionnement des grandes plantations du Brésil, de Cuba et même des Etats-Unis. Partout l’abolition de cette exploitation fut la seule façon de mettre un terme à une pratique que la seule interruption de l’arrivée des captifs africains ne menaçait pas.
Ainsi, les traites négrières ont été une des sources les plus violentes d’approvisionnement en esclaves. Il ne faut cependant pas diluer ce qui fit la spécificité de la traite coloniale : d’abord sa racialisation initiale, puis son organisation administrative par des Etats puissants qui avaient proclamé l’interdiction de l’esclavage sur leur propre sol, tant en Angleterre qu’en France, enfin, l’ampleur même du prélèvement humain opéré au détriment de l’Afrique, littéralement vidée de ses forces vives.
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