par (son site) jeudi 27 août 2009
Introduction :
Notre histoire commence en Sibérie à la toute fin des années 50. A cette époque, l’Union Soviétique relève doucement la tête après le fiasco Trofim Lyssenko, Grand chef de l’académie Lénine des sciences agronomiques ayant imposé par la force sa vision non-Mendélienne de la génétique et de l’agriculture de 1938 à 1952. Un généticien russe du nom de Dmitry K. Belyaev profite alors du retour à une génétique “orthodoxe” pour monter un projet pharaonique qui aujourd’hui, presque 25 ans après la mort de son fondateur, apporte de nouveaux éléments très intéressants dans son domaine. Depuis le début de l’expérience en 1959, ce sont donc 50 années d’efforts qui ont été sacrifiées à l’étude d’un processus aussi fascinant que complexe : La domestication animale.
Techniquement, domestiquer un animal sauvage consiste à l’apprivoiser et à l’élever en ne laissant se reproduire que les individus présentant un caractère choisi, dans le but de maximiser les chances de transmission à la descendance et n’obtenir à terme que des individus portant ledit caractère (pour faire simple on appelle ça aussi la sélection artificielle). Par exemple, les chevaux ont été domestiqués pour leur force, les moutons pour leur laine, les porcs pour leur viande, les vaches pour leur lait et caetera. Mais au cours du processus est survenu un phénomène étrange, un changement de morphologie qui relèverait presque de la convergence évolutive… Vous ne devinez pas ? Alors regardez attentivement ces différentes images d’animaux domestiqués :
(image : Dynamosquito) | (image : Jullion) |
(image : Sébastien Pissavy) |
(image : Little Pig Farm) |
Cet aspect pelucheux, les oreilles qui tombent, une petite taille, de jolies petites taches, un museau raccourci ou la queue qui s’enroule… c’est une constatation approuvée par la science : en subissant la domestication les animaux deviennent mignons. Approuvé par la science je vous dis ! Darwin lui même le mentionnait dans le premier chapitre de l’Origine des Espèces “Il n’existe pas un seul animal domestique qui ne possède pas, quelque part dans le monde, des oreilles tombantes”. Il est vrai que la totalité des espèces animales domestiquées présentent des caractères que l’on ne retrouve que très rarement chez leurs cousins sauvages, en voici une liste :
- Existence de variétés naines ou géantes
- Robe pie (blanc tacheté de noir)
- Poils ondulés ou bouclés
- Queue enroulée
- Queue courte, diminution du nombre de vertèbres
- Oreilles tombantes
- Changement de cycle reproductif
(Je vois de suite surgir les pinailleurs alors je prends les devants. Effectivement il n’existe pas de Canari aux poils ondulés, ni même de Gecko aux oreilles tombantes ou de Poisson rouge à la queue enroulée. Vous l’aurez compris tous seuls, nous ne traiterons ici que des mammifères.)
Mais pourquoi sont-ils aussi mignons ?
Les recherches les plus pointues menées sur la relation humain-loup/chien suggèrent que la domestication animale est un processus long et complexe basé sur une double sélection (à la fois naturelle et artificielle). On comprend aisément en quoi l’humain représente en lui-même une pression de sélection artificielle pour les animaux apprivoisés, mais l’idée qu’une sélection naturelle puisse encore agir à ce niveau est un peu plus subtile, voici une tentative d’explication :
Du point de vue de l’animal, la domestication correspond à la colonisation d’une nouvelle niche écologique (voir d’une niche tout court pour nos amis canins). Or, pour une espèce sauvage, s’aventurer dans un nouveau milieu (nouvelles ressources, nouveaux prédateurs, nouveau climat…), est relativement dangereux et conduit le plus souvent à une diminution drastique de la population (période “d’adaptation” où s’exercent de fortes pressions de sélection). Dans ce genre de situation, on peut assister à un dérèglement des cycles de reproduction. Par exemple, les individus atteignant plus rapidement leur maturité sexuelle apportent un avantage à l’espèce (diminution du temps de génération, régénération plus rapide des effectifs en cas de forte mortalité), au fil du temps leur présence est donc de plus en plus marquée dans la population (de même que leur patrimoine génétique). D’autre part, une maturité sexuelle précoce s’accompagne le plus souvent de pédomorphisme c’est à dire de la conservation de traits juvéniles à l’âge adulte (à rapprocher de la néoténie, voir d’autres billets à ce sujet ici et là). Dans ce cas, la capacité à se reproduire est atteinte avant la fin du développement complet de l’animal, les individus peuvent donc procréer avant l’âge adulte. De ce fait, les gènes nécessaires aux dernières phases de développement ne sont plus soumis à sélection et peuvent devenir inactifs, d’où une transmission du caractère “enfantin” à la descendance. Tout serait donc affaire de sexe, la domestication favoriserait les animaux présentant un cycle de reproduction altéré d’une part pour l’avantage que cela représente dans la colonisation d’un nouveau milieu (sélection naturelle), mais également pour des raisons de rentabilité d’élevage (sélection artificielle). En conséquence le pédomorphisme augmente progressivement en fréquence dans ces populations et on aboutit à des générations d’animaux mignons (car c’est un peu ça l’idée générale : tout ce qui a l’air jeune est plus mimi, on vous voit bien gazouiller comme des glands chaque fois que vous croisez une poussette. ça remonte les sourcils, ça étire le nez et ça arrondit la bouche avant de prononcer la formule fatidique “comme il est mignon”. Faites pas semblant de pas connaître c’est un réflexe conditionné).
Quant à lui, Belyaev (qui n’apprécierait sans doute pas la dimension Freudienne des théories actuelles du "tout sexe") proposait à son époque une version moins lubrique selon laquelle le caractère sélectionné ne serait pas reproductif mais comportemental, la clé de la domestication résiderait alors dans la capacité d’un animal à accepter l’humain, et donc à être apprivoisé. La théorie de Belyaev est la suivante : Comme c’est largement admis en biologie, le comportement animal a une origine physiologique, et est déterminé au moins en partie par des stimuli neurochimiques ou de nature hormonale (qui sont eux mêmes gouvernés par les gènes codants les hormones et neurotransmetteurs en question). Or on sait que ces mêmes stimuli influent sur le développement physique des individus. En sélectionnant un comportement prompt à la domestication, l’humain sélectionnerait donc en réalité une configuration génétique et hormonale particulière qui pourrait avoir des répercutions sur la croissance des animaux et conduire à des changements morphologiques tels que ceux listés à la fin de mon introduction.
Expérimentation grandeur nature : La ferme aux renards
Si l’on peut être sûr d’une chose à propos de Dmitry Belyaev, c’est qu’il n’avait pas froids aux yeux (et en Sibérie ça peut toujours rendre service). Pour tester son hypothèse, le courageux généticien a décidé de “repartir de zéro” en domestiquant une espèce sauvage et en observant le processus évolutif en direct. Mais quelle espèce choisir ? La plupart des travaux d’alors sur la domestication ayant été réalisés chez le loup/chien, il semblait judicieux de choisir un canidé en vue de comparaisons. Belyaev a donc jeté son dévolu sur le renard gris de Sibérie, déjà pas mal exploité dans la région pour sa fourrure. Une chance pour lui, ces pourritures d’éleveurs de tortionnaires avaient tenté quelques expériences de capture et de reproduction de renards sauvages, leurs animaux avaient donc déjà “passé le premier traumatisme de la captivité” qui peut rendre une expérience de domestication très longue, pénible et coûteuse en raison d’une forte mortalité (mais qu’on se le dise, même après cette étape, la vie d’un animal en cage dans une ferme a fourrure est tout bonnement ignoble). Belyaev a donc sauvé un petit cheptel du massacre et débuté son expérience en isolant deux populations de renards : les agressifs d’un côté, les dociles de l’autre et en ne réalisant que des croisements à l’intérieur d’un même groupe. Il est important de préciser que les individus étaient placés dans l’un où l’autre groupe uniquement en fonction de leur comportement, aucun autre caractère n’a été pris en compte. Évidement, au début, les renards avaient encore une attitude sauvage et (compte tenu de leur expérience précédente) étaient tout bonnement terrifiés par le contact humain. La ségrégation initiale consistait donc à séparer les individus véritablement agressifs des craintifs/soumis.
Mais au fil des générations, les soumis ont perdu progressivement leur crainte de l’être humain et sont devenus dociles, se laissant de plus en plus manipuler. Après plusieurs années de sélection, certains individus désignés “Classe IE, Domesticated Elite” ont même développé un comportement affectueux, accueillant les chercheurs/soigneurs par des gémissements, des jappements, en tournant sur eux même et se ruant sur la porte de leur cage comme de gentils chiots impatients qu’on leur apporte leur gamelle. Impressionnant.
Comportement d’un individu “Elite”
D’emblée, à moins que vous ayez subi une cardiectomie récemment, vous conviendrez, même sans regarder en détail sa morphologie, que la peluche ci-dessus est vraiment “trop mignonne” (avec la bouche en ”O”, les sourcils et tout et tout) . Belyaev a donc réussi l’exploit de transformer en un temps record un renard grognant et mordant en gentil chien-chien avide de papouilles et de su-sucre. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car en observant de plus près les individus “Elite”, on remarque rapidement que se sont produits plusieurs changement morphologiques par rapport à la population sauvage initiale ou aux individus agressifs témoins. Je vous le donne en mille : Apparition de zones blanches sur le pelage (8ème à 10ème génération), oreilles tombantes et raccourcissement ou enroulement de la queue selon les individus (15ème à 20ème génération).
(images : Lyudmila N. Trut)
Tout s’est déroulé comme prévu, la corrélation “gentil = mignon” semble se vérifier, comme l’espérait le maître. Restait à vérifier l’explication physiologique. Et bingo, des analyses sanguines ont révélé des changements hormonaux, en particulier au niveau des corticostéroïdes (ou corticoïdes) dont le taux est relativement faible dans les premières semaines suivant la naissance des renardeaux et augmente fortement entre 2 et 4 mois pour atteindre le niveau adulte aux alentours de l’âge de 8 mois. Cette brusque élévation correspond à la fermeture de la “fenêtre de socialisation”, une période pendant laquelle le renardeau perçoit les stimuli extérieurs comme amicaux et peut par exemple s’habituer à la présence humaine. Au delà de cette fenêtre, tout nouveau stimulus sera perçu comme une agression et entraînera une réaction de peur chez l’animal. Chez les individus dociles, l’élévation du taux de corticostéroïdes est plus tardive, d’où un allongement de la fenêtre de socialisation et une plus grande facilité à être apprivoisé. De plus, le taux maximal atteint à l’âge adulte était 4 fois inférieur à celui des individus sauvages, après seulement 30 générations de croisements entre individus dociles. Concernant les nouveaux traits physiques observés, il semblerait que les animaux dociles présentent un taux 5 fois plus élevés de sérotonine (un neurotransmetteur) et d’autres éléments impliqués dans l’acquisition des caractères physiques dans les stades les plus précoces du développement.
Conclusion
Au final cette expérience de longue durée ne remet pas en cause la vision moderne de la domestication (les deux vision sont compatibles et se complètent), mais elle apporte des éléments nouveaux pour expliquer le développement de la mignonitude chez les animaux domestiques. Et même au delà du sujet de la domestication, elle suggère combien la sélection d’un caractère simple (ici le comportement) peut avoir des répercussions importantes sur le reste de l’animal. En terme de génétique, cela montre qu’un nombre restreint de gènes peuvent être impliqués dans un très grand nombre de fonctions, il faut donc définitivement oublier l’idée selon laquelle un gène donné a un rôle unique qui lui est propre. Pour finir, le dernier avantage de cette expérience (et pas des moindre, c’est même tout le contraire) est qu’elle montre en direct l’évolution par le biais de la sélection.
Mettre en place un élevage de renards gris en pleine Sibérie sous le régime stalinien : des centaines de milliers de roubles. Domestiquer un animal quasi-sauvage pour en faire un adorable compagnon : 50 années de travail. Mettre une grosse claque aux détracteurs des théories de l’évolution : ça n’a pas de prix.
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