vendredi 5 décembre 2008, par Jean-Christophe Servant
Dans le film Hunger, de Steve McQueen, le corps humain est la dernière des armes. Sa nudité imposée par le système politico-carcéral, l’ultime munition que l’on possède pour faire face à la violence froide de l’oppression pénitentiaire. Vingt-sept ans après la mort de Bobby Sands, l’utilisation de son corps comme moyen extrême de contestation reste d’actualité sur le continent africain. Les années 2000 voient même une recrudescence de cette pratique. Malgré les tabous culturels, de plus en plus de femmes, parmi les plus pauvres et les moins en contact avec la société civile urbaine, utilisent en effet la menace du corps nu comme le dernier recours pour faire bouger les choses en leur faveur. Avec une différence par rapport aux épisodiques manifestations nues — des cyclotouristes aux anti-fourrure du People for the Ethical Treatment of Animals (Peta), en passant par les strikers — se déroulant sur le continent européen. Ici, c’est moins la séduction ou le sarcasme qui compte que la honte provoquée par le dévoilement du corps.
Dans le le Delta du Niger, de plus en plus de Nigérianes en viennent à cette extrémité pour s’opposer aux pratiques des compagnies extractives internationales pompant le pétrole du principal producteur du continent. C’est ce que raconte le documentaire The Naked Option : a last resort, réalisé par l’Américaine Candace Schermerhorn : l’histoire d’un groupe de six cents femmes, qui, en juillet 2002, prirent en otage sept cents employés de Chevron Texaco sur le terminal pétrolier d’Escravos. Après avoir libéré une partie d’entre eux, elles retinrent le groupe restant en menaçant de se déshabiller.
Dans une grande partie de l’Afrique, explique Terisa E. Turner, professeur au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université de Guelph (Ontario, Canada), et membre fondatrice de l’International Oil Working Group, « les femmes se débarrassent de leurs habits, comme une manière ultime de protestation, exprimant par-là que c’est d’ici que provient la vie, et ainsi je révoque la vôtre ! ». La nudité volontaire de femmes âgées est, en particulier, utilisée dans des situations désespérées. Les femmes brandissant cette « arme » du vagin exposé peuvent être violées ou tuées. C’est donc en pleine connaissance des implications vitales de leur geste qu’elles engagent ce type de protestation. Elles affirment ainsi implicitement qu’elles auront gain de cause ou qu’elles mourront. Beaucoup d’hommes, soumis à cette « exécution » sociale et symbolique, pensent vraiment qu’ils en décéderont. Selon une source nigériane : « Dans nombre de communautés rurales, la pratique de se déshabiller est une forme courante de censure, avec la croyance qu’elle s’accompagne du pouvoir magique d’infliger à ses ennemis des malédictions entraînant mort ou folie. » C’est ce même modus operandi qui a été utilisé en juillet dernier par les femmes de la communauté d’Obodogugu-Ogume (« Nigeria : Women Protest Naked ; Eight Shot in Renewed Inter-Ethnic Crisis », The Vanguard, 17 juillet 2008).
« Quand des femmes se déshabillent,
ce n’est plus une manifestation pacifique »
Les raisons motivant ce genre de manifestations corporelles sont en tout cas de plus en plus diverses. Au Kenya, en 2001, trois cents femmes s’étaient opposées dans le plus simple appareil à une équipe de naturalistes procédant au recensement animalier d’une zone côtière destinée à être annexée à la Tana River National Primate Reserve. A Madagascar, en 2002, au plus fort de la crise politique opposant le président sortant Ratsiraka à son challenger Ravalomana, une cinquantaine de prostituées du port de Tomasina firent de même. Il s’agissait alors de dénoncer le blocage des routes menant à leur zone rouge et affectant par là même leurs revenus. En Afrique du Sud, mi-2006, le groupe d’une cinquantaine de détenues de la prison de Mthatha manifestant dans le plus simple appareil revitalisait lui une pratique courante durant les années de l’Apartheid : le setshwetla, la manifestation nue, menée alors par les prisonniers politiques contre les pratiques carcérales du régime de Pretoria. A l’époque, les hommes tout autant que les femmes y participaient. Mais aujourd’hui, « les prisonniers ne le font plus. Ils se sont rendus au système » (lire « Naked Protest throws official », SAPA, 14 septembre 2006). Ce setshwetla 2.1 était organisé par les prisonnières afin de contester un transfert vers le pénitentier de Queenstown, distant de 250 km, alors que la loi sud-africaine interdit que les prisonniers soient éloignés de leurs familles. Aucun transport public ne reliant les deux villes, il fallait donc le faire savoir. Au Ghana, début 2008, un groupe de Libériennes, réfugiées durant la guerre civile, utilisèrent le même procédé pour contester leur déménagement forcé dans l’ouest du pays, moyennant une aide financière passée de 1 000 à 100 dollars. Une centaines d’entre elles furent arrêtées à l’issue de la manifestation. Réaction du ministre de l’intérieur ghanéen Kwamena Bartels : « Quand des femmes se déshabillent ensemble et se plantent au bord d’une route, ce n’est plus une manifestation pacifique. »
Sur les scènes de théâtre d’avant garde, à l’autre bout de l’engagement, mais à peu de distance du monde réel africain, l’acteur Steven Cohen utilise tous les orifices de son corps nu pour dénoncer « la prétention humaine à la saisie dominatrice du monde ». Queer, blanc, juif et africain, Steve Cohen est « intéressé par la politique du nu, non par le commerce de la sexualité ». Xénophobie, génocide, politiques discriminatoires et répression de l’appareil d’Etat, faux-semblants de la « renaissance africaine », blessures raciales d’antan et nouvel apartheid social, Cohen est la vérité nue de la nouvelle Afrique du Sud. Dans son solo « Maid in South Africa », montré début novembre à Paris dans le cadre du Festival d’automne au Centre Georges-Pompidou, il intervient devant une vidéo de sa vieille nounou, noire, procédant aux taches ménagères en tenue de strip-teaseuse. Dans « Chandelier », il évolue, paré de cet encombrant et fragile accoutrement, dans un camp de squatteurs de Johannesburg en train d’être expulsés. Entre actionnisme et culture drag queen repolitisée, le ready made propre à tant d’artistes africains et l’engagement auprès d’activistes tels que Zackie Achmat [1], Cohen intervient certes pour un public avisé. Il n’empêche. Si les femmes d’Escravos ont momentanément inquiété l’appareil policier nigérian, Steven Cohen effraie, lui, la bonne conscience de la « Nation Arc-en-ciel ». En mai dernier, ses œuvres ont été retirées par le département de l’enseignement, et, sur plainte de certains parents, du programme des courts d’art plastique enseigné durant les études secondaires (« Too nude for school », Mail and Guardian, 9 mai 2008). Une étonnante leçon de morale dans un pays connu pour être l’un des plus violents d’Afrique subsaharienne...
Notes
[1] Lire Philippe Rivière, « Vivre à Soweto avec le sida », Le Monde diplomatique, août 2002.
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