300 millions de dollars : c’est le coût estimé du nettoyage des nombreux sites encore contaminés par l’agent orange, cet herbicide hautement toxique déversé sur le Vietnam par l’armée américaine au plus fort de la guerre (1953-1975). Dans un rapport rendu public le 16 juin (1), le groupe bilatéral vietnamo-américain (2) créé pour trouver un arrangement sur le sujet, dans le cadre d’une normalisation des relations entre les deux pays rappelle que, de 1961 à 1971 l’armée américaine a répandu 75 millions de litres du produit chimique sur un quart de la surface du Sud-Vietnam, affectant 400 000 hectares de terrain agricole . Près de trois millions de Vietnamiens en subissent encore les séquelles, et, depuis trente-cinq ans, n’ont reçu aucun dédommagement. En 1984, les vétérans américains touchés par l’agent orange avaient déjà conclu un accord, dans le cadre d’un procès contre les fabricants de ce produit : en échange de l’arrêt des poursuites, Monsanto et six autres entreprises — Dow Chemical, Thompson, Diamond, Hercules, T-H Agricultural & Nutrition Company et Uniroyal — avaient versé la somme de 180 millions de dollars à un fond de compensation. Washington a longtemps traîné des pieds, prétextant que les données scientifiques impliquant l’agent orange dans l’explosion des malformations congénitales étaient insuffisantes. Responsables de cette guerre chimique, les Etats-Unis s’exemptent de toutes poursuites internationales concernant des actes commis en temps de guerre. Défoliant composé d’agents nocifs et puissants tels que la dioxine, son composant principal, l’agent orange trouble les fonctions immunitaires, hormonales et reproductives. Il est responsable de cancers (poumons et prostate), de maladies de la peau, du cerveau et du système nerveux, de problèmes respiratoires et circulatoires, de cécité et de diverses anomalies survenant à la naissance. Molécule très stable, la dioxine reste présente dans l’environnement, et continue à empoisonner l’agriculture et les générations de vietnamiens nés après la guerre.
Entre 1961 et 1971, l’armée américaine a procédé à des épandages massifs de défoliants sur le Vietnam. Méthode ayant causé des dégâts allant, à long terme, bien au-delà des effets recherchés dans l’immédiat. En témoigne la situation du Vietnam, victime d’épandages d’agent orange il y a plus de trente ans.
Les Etats-Unis pourraient-ils constituer un risque grave pour la sécurité internationale dans les vingt prochaines années ? Loin d’être illégitime, l’interrogation dépasse l’administration Bush.
Si le gouvernement consacre des centaines de milliards de dollars à la guerre, il ne trouve pas d’argent pour venir en aide aux anciens combattants américains du Vietnam.
« Le mensonge des “guerres propres” », par Schofield Coryell, mars 2002. Trente ans après, « les conséquences de la guerre chimique menée par les Etats-Unis sont toujours et partout visibles ».
L’Irak a été contraint de payer, sur les produits de son pétrole contrôlés par les Nations unies, toutes les réparations de la guerre qu’il a menée au Koweït en 1990-1991. En revanche, les Etats-Unis n’ont jamais versé un centime pour celle menée contre le Vietnam de 1964 à 1975.
300 millions de dollars : c’est le coût estimé du nettoyage des nombreux sites encore contaminés par l’agent orange, cet herbicide hautement toxique déversé sur le Vietnam par l’armée américaine au plus fort de la guerre (1953-1975). Dans un rapport rendu public le 16 juin (1), le groupe bilatéral vietnamo-américain (2) créé pour trouver un arrangement sur le sujet, dans le cadre d’une normalisation des relations entre les deux pays rappelle que, de 1961 à 1971 l’armée américaine a répandu 75 millions de litres du produit chimique sur un quart de la surface du Sud-Vietnam, affectant 400 000 hectares de terrain agricole . Près de trois millions de Vietnamiens en subissent encore les séquelles, et, depuis trente-cinq ans, n’ont reçu aucun dédommagement. En 1984, les vétérans américains touchés par l’agent orange avaient déjà conclu un accord, dans le cadre d’un procès contre les fabricants de ce produit : en échange de l’arrêt des poursuites, Monsanto et six autres entreprises — Dow Chemical, Thompson, Diamond, Hercules, T-H Agricultural & Nutrition Company et Uniroyal — avaient versé la somme de 180 millions de dollars à un fond de compensation. Washington a longtemps traîné des pieds, prétextant que les données scientifiques impliquant l’agent orange dans l’explosion des malformations congénitales étaient insuffisantes. Responsables de cette guerre chimique, les Etats-Unis s’exemptent de toutes poursuites internationales concernant des actes commis en temps de guerre. Défoliant composé d’agents nocifs et puissants tels que la dioxine, son composant principal, l’agent orange trouble les fonctions immunitaires, hormonales et reproductives. Il est responsable de cancers (poumons et prostate), de maladies de la peau, du cerveau et du système nerveux, de problèmes respiratoires et circulatoires, de cécité et de diverses anomalies survenant à la naissance. Molécule très stable, la dioxine reste présente dans l’environnement, et continue à empoisonner l’agriculture et les générations de vietnamiens nés après la guerre.
Entre 1961 et 1971, l’armée américaine a procédé à des épandages massifs de défoliants sur le Vietnam. Méthode ayant causé des dégâts allant, à long terme, bien au-delà des effets recherchés dans l’immédiat. En témoigne la situation du Vietnam, victime d’épandages d’agent orange il y a plus de trente ans.
Les Etats-Unis pourraient-ils constituer un risque grave pour la sécurité internationale dans les vingt prochaines années ? Loin d’être illégitime, l’interrogation dépasse l’administration Bush.
Si le gouvernement consacre des centaines de milliards de dollars à la guerre, il ne trouve pas d’argent pour venir en aide aux anciens combattants américains du Vietnam.
« Le mensonge des “guerres propres” », par Schofield Coryell, mars 2002. Trente ans après, « les conséquences de la guerre chimique menée par les Etats-Unis sont toujours et partout visibles ».
L’Irak a été contraint de payer, sur les produits de son pétrole contrôlés par les Nations unies, toutes les réparations de la guerre qu’il a menée au Koweït en 1990-1991. En revanche, les Etats-Unis n’ont jamais versé un centime pour celle menée contre le Vietnam de 1964 à 1975.
Au cours des guerres au Viêt Nam et en Irak, les Etats-Unis ont privé les mouvements de résistance de cachettes naturelles en détruisant les jungles et les palmeraies. Ils ont également utilisé cette technique en Amérique latine pour détruire les cultures dans les zones où les habitants soutiennent des guérillas. Pour conduire cette guerre chimique et environnementale, ils ont utilisé des défoliants industriels, principalement l’Agent Orange, fabriqué par Monsanto. Ce produit toxique continue à tuer au Viêt Nam, où il était utilisé il y a plus de quarante ans, en Irak où il était pulvérisé il y a six ans, et en Colombie où un ses dérivés sont toujours utilisé. André Bouny a consacré sa vie à étudier cette forme de guerre au Viêt Nam et ses conséquences actuelles. Il vient d’y consacrer un ouvrage détaillé et répond aux questions de Silvia Cattori.
Trois avions UC-123B en mission d’épandage de produits chimiques défoliants au Sud-Viêt Nam, ici au-dessus de rizières.
Silvia Cattori : Votre livre « Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam » [1] que je viens de dévorer d’une traite et le cœur serré, devrait être lu et pris au sérieux par tous les politiques qui ont une conscience et des moyens d’agir. Cet ouvrage très documenté et illustré de photographies bouleversantes sur la plus grande guerre chimique de l’histoire de l’humanité devrait être porté à la connaissance des gens, mobiliser les jeunes, et tous les parents dont la santé des enfants risque d’être menacée demain si l’on ne met pas un terme à la folie destructrice de ces guerres auxquelles, curieusement, aucun parti écologique ne s’est jamais opposé. Ni les écologistes, Daniel Cohn-Bendit, ou Joschka Fischer ne se sont opposés à la guerre qui a déversé des tonnes de bombes à l’uranium appauvri sur la Serbie. Ce que vous décrivez, et qui devrait être un sujet de préoccupation majeure pour tout un chacun, demeure étrangement ignoré de la part des médias. Comment vous, qui n’êtes ni journaliste, ni médecin, ni scientifique, en êtes-vous arrivé à vous investir à ce point, pour mettre à jour, un demi siècle après, les conséquences terrifiantes de la guerre chimique menée au Viêt Nam ? Pourriez-vous nous dire ce qui vous a motivé ?
André Bouny
André Bouny : On peut en effet s’étonner qu’aucun grand reporter n’ait écrit de livre sur ce crime dont l’ampleur est si considérable qu’elle dépasse presque l’entendement ; sans doute le sujet, complexe, couvre tant de domaines que cela dissuade pareille entreprise dans un monde de plus en plus spécialisé. De fait, on ne se lève pas un matin en se disant qu’on va écrire un livre sur l’Agent Orange : cet ouvrage est le résultat d’une longue immersion. Les premières images que j’ai vues à la télévision - en noir et blanc dans mon village - alors que j’étais adolescent, montraient la guerre du Viêt Nam. Elles sont restées gravées en moi. Puis, étudiant à Paris, j’ai participé aux protestations contre cette guerre, et nous savions que des armes chimiques y étaient utilisées. Par la suite, j’ai découvert ce pays. Il est nécessaire de faire connaître cet immense malheur à nos concitoyens, comme à l’opinion internationale. Ce livre contient des photographies qui ont la plus grande importance puisqu’elles permettent de comprendre et de réaliser les ravages causés par l’Agent Orange. La plupart de ces illustrations n’ont jamais été publiées. Toutes sont des photos dignes, car ce n’est pas un livre « choc », en tout cas, pas dans le mauvais sens du terme : c’est avant tout un livre « lumière ». Je ne me sens pas appartenir à mon seul pays, mais au monde au sens le plus large. Le fait que mes enfants soient d’origine vietnamienne - je les ai adoptés - y est bien sûr pour beaucoup. L’association D.E.F.I. Viêt Nam, que j’ai fondé, a tissé des liens étroits avec différentes couches de la société vietnamienne, surtout au sud. De nombreux containers de matériel médical expédiés y ont équipé des services hospitaliers, des maternités, des dispensaires et des cabinets dentaires. Les visites aux enfants parrainés permettent de découvrir des lieux incroyables aux conditions de vie impensables, en ville comme à la campagne. Lorsque j’ai constitué le CIS (Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange), de nouvelles attaches se sont développées, au nord cette fois. Cette « réunification » m’a permis de parcourir le pays d’un bout à l’autre et de mieux comprendre la complexité de ce peuple. Silvia Cattori : Bien que la guerre du Viêt Nam puisse sembler lointaine aux jeunes générations, votre ouvrage apparaît redoutablement actuel pour au moins deux raisons. Tout d’abord parce qu’il montre que les effets de l’Agent Orange continuent aujourd’hui à déployer leurs effroyables conséquences sur des millions de gens. Des enfants monstrueux continuent à naître en ce moment même car les mutations génétiques acquises par les personnes contaminées se transmettent à leur descendance, ce qui représente, comme vous l’écrivez, un véritable « crime contre le génome humain ». Et deuxièmement parce que d’autres armes susceptibles d’entraîner des effets à long terme aussi terribles - notamment les armes à l’Uranium Appauvri– ont été très récemment utilisées, en Serbie [2], en Afghanistan [3], en Irak [4], à Gaza [5], au Liban [6] et continuent à l’être. « Prendre conscience de la catastrophe générée par l’Agent Orange – dites-vous dans votre conclusion – est la première étape, nécessaire pour prévenir et éviter d’autres désastres du même type (écologiques, environnementaux et sanitaires), voire pire. » Dans cette perspective, avez-vous noué des contacts avec les groupes ou les chercheurs qui enquêtent sur ces nouvelles armes ? Envisagez-vous des actions communes ? André Bouny : Pour ma génération, le Viêt Nam évoque la guerre ; pour les plus jeunes, une destination touristique. Une nouvelle guerre fait oublier la précédente et occulte en grande partie ses conséquences, d’autant plus que l’information se concentre exclusivement sur la dernière. Dans le cas qui nous intéresse, effectivement, des enfants affectés de lourds handicaps et affublés parfois de formes inhumaines naissent à l’instant où nous parlons, bien que la science n’ait pas encore démontré - ni compris - les mécanismes qui prouveraient que ces effets tératogènes soient dus à une modification génétique acquise chez les victimes de l’Agent Orange - comme c’est le cas dans l’expérience sur les drosophiles effectuées par deux biologistes états-uniennes. Cependant, les autorités vietnamiennes se posent la question de savoir si l’on doit laisser procréer les victimes de l’Agent Orange. La similitude des effets de l’Agent Orange avec ceux de l’Uranium Appauvri sur les nouveau-nés est frappante et oblige à un rapprochement. Par expérience, nous connaissons les risques et les séquelles de la radioactivité. D’ailleurs la controverse sur la radioactivité de basse intensité - celle par exemple liée aux particules ingérées ou inhalées dissipées par l’effet pyrophore des ogives d’armes à Uranium Appauvri - n’est pas sans rappeler celle que connut l’Agent Orange face au lobby de la chimie ; pour l’Uranium Appauvri, il s’agit de celui du nucléaire. De la même façon, les seuils admis de dioxine dans l’alimentation ne peuvent en aucun cas être sans effets. Le parallèle entre ces deux poisons existe aussi dans des utilisations civiles : agriculture, gestion des forêts, et élimination des déchets, entre autres, pour la dioxine ; l’énergie et le médical pour la radioactivité. La conscience d’une catastrophe comme celle de l’Agent Orange sur l’environnement et toute forme de vie qui l’habite ne va pas de soi dans nos sociétés consuméristes, qui laissent croire qu’il existe une solution à tout par le biais du progrès et par la transformation de matières en « biens » de consommation, qui polluent la nature et donc nos organismes, générant ainsi un cercle vicieux sans fin. Conduire une lutte pour la justice et la reconnaissance des victimes, ainsi que leur dédommagement, ne laisse pas de temps et d’énergie pour en mener plusieurs de front, bien que toute victime ait droit à notre compassion et par-dessus tout à notre aide et solidarité. Cependant, à l’image du CIS, on remarque qu’il y a un grand nombre de personnalités qui s’activent inlassablement en faveur des victimes de l’Uranium Appauvri. Oui, la conscience de ceux-là a déjà pour action commune l’information.
USA, Holmdel, New Jersey, 6 février 2007. Devant les photos représentant les épandages de l’Agent Orange au "Vietnam Veterans Memorial Fund", Don Johansen retrace les événements tels qu’il les a vécus. Vétéran de la guerre, (il avait 22 ans en 1965), il était infirmier et soignait ses camarades de combat mais aussi la population vietnamienne. Il a vu ces épandages et a lui-même été aspergé par l’Agent Orange. En 1980, il a appris qu’il souffrait de diabète, conséquence de la guerre, et a été victime d’une crise cardiaque. Depuis 2000, il reçoit des compensations financières du gouvernement. Atteint psychologiquement, il pense chaque jour à son expérience au Vietnam, et il se rend dans les écoles pour témoigner et raconter aux jeunes générations les horreurs de la guerre.
Silvia Cattori : Dans votre ouvrage exhaustif « Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam », vous faites le point complet sur de nombreux aspects du problème. Quels sont, à vos yeux, les éléments spécifiquement nouveaux que vous apportez ? André Bouny : L’élément neuf le plus remarquable est certainement le nouveau calcul du volume des agents chimiques que j’établis à partir des données du « Rapport Stellman », étude officielle financée par les États-Unis au début des années 2000 au Viêt Nam. Un rapport qui bouscula à la hausse toutes les estimations communément admises jusque-là. Pour faire simple, je suis parti de données établies par des archives de l’armée américaine - lesquelles sont probablement incomplètes - et je les ai croisées avec d’autres informations, elles aussi issues de ces mêmes archives. Le résultat est tout simplement terrifiant. Jeanne Mager Stellman, scientifique états-unienne qui a établi le rapport qui porte son nom, a lu attentivement mon livre et ne remet à aucun moment en cause le nouveau calcul que je propose sur les volumes d’agents chimiques utilisés au Viêt Nam. D’autre part, la façon dont je parle de la guerre du Viêt Nam dans cet ouvrage n’est pas celle contée par les manuels d’histoire occidentaux : la perspective est celle des Vietnamiens. En effet, de nombreux éléments trop peu connus, oubliés par amnésie sélective, voire inconnus, jalonnent la toile de fond. Je veux parler de la fausse attaque subie par les navires US dans le golfe du Tonkin qui permit de déclencher la guerre contre le Viêt Nam du Nord communiste et de tromper le Congrès états-unien, ou de la trame des guerres secrètes menées au Laos et au Cambodge dans la plus parfaite illégalité nationale et internationale, ou encore de l’inimaginable tonnage de bombes déversées lors de cette deuxième guerre d’Indochine, du nombre impensable de morts et de blessés, ou de l’embargo qui accrut les dommages de cette longue guerre d’Indépendance sur la population civile, la première victime d’un des derniers conflits postcoloniaux… Ce sont quelques exemples. Silvia Cattori : J’ai parcouru le Viêt Nam et le Laos dans les années 1970 le cœur brisé. J’ai admiré ces médecins vietnamiens frêles qui opéraient jour et nuit dans la jungle les victimes des bombardiers états-uniens qui déversaient sans discontinuer leurs mortelles cargaisons. Où en sont aujourd’hui les effets de l’Agent Orange sur les humains, la faune et la flore dans ces pays de l’ancienne Indochine où résident des anciens combattants et où a été stocké le produit ? André Bouny : La situation actuelle au Viêt Nam est tout simplement catastrophique. Il y a quelques jours seulement, la Vice-présidente de l’Assemblée nationale du Viêt Nam annonça que 4 millions de personnes étaient actuellement contaminées. Cela peut paraître énorme, pourtant ces chiffres sont, en pourcentage, bien en deçà à ceux des vétérans sud-coréens qui ont porté l’affaire en justice, par exemple… Or ils n’ont pourtant pas été exposés d’une façon comparable à celle de la population vietnamienne qui s’y trouve encore ! Anciens combattants et civils confondus sont atteints de maladies incurables et de cancers, dans un pays où l’accès aux soins est difficile, quand il y en a. Puis il y a les nouveau-nés, ceux qui viennent au monde avec des déformations monstrueuses, des absences partielles ou totales de membres, et/ou des déficiences mentales. Il en est de même au Laos et au Cambodge, pays qui manquent cruellement de moyens pour faire un état des lieux épidémiologique, à l’instar du Viêt Nam. Aux USA, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Corée du Sud, comme autour des bases militaires américaines au Philippines où était stocké le poison, vétérans et civils qui furent exposés à l’Agent Orange développent les mêmes maux. Sur l’environnement, la forêt tropicale disparue ne se régénère pas, et on ne sait pas redémarrer la forêt tropicale quand les sols érodés ont perdu leurs nutriments, générés par la forêt elle-même, lui permettant de croître et d’exister : c’est une situation inextricable et désespérante. Au Viêt Nam, des zones entières sont proscrites aux cultures ou interdites d’accès : ce sont les hots spots. Ces points chauds sont souvent d’anciennes bases militaires états-uniennes étalées sur des surfaces considérables - de véritables villes - où on stockait l’Agent Orange avant de le transvaser dans les avions ou des engins terrestres, et qui étaient largement défoliées alentours pour des raisons évidentes de sécurité, tout comme leurs environs. En ce qui concerne les USA, le Canada, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le problème touche plus particulièrement les vétérans et, à des degrés divers, les lieux où ont été expérimentés les agents chimiques - ou parfois fabriqués, comme en Nouvelle Zélande - lors d’essais pour leur mise au point. Le combat des vétérans de ces pays, malades et ayant aussi une descendance pareillement atteinte est davantage connu car, comparativement au Viêt Nam, ces pays bénéficient de structures de soins. Mais tout de même, le combat de ces vétérans de pays dits développés fut long et féroce avant d’obtenir la reconnaissance de liens de cause à effet entre l’Agent Orange et leurs afflictions. Et ces combats continuent de nos jours. Pour la plupart des vétérans, la reconnaissance et les dédommagements se font toujours attendre. Silvia Cattori : Vous décrivez de façon détaillée, avec une grande compassion et beaucoup de tact, le quotidien des victimes et de leur famille. Y a-t-il un espoir pour elles ? André Bouny : L’espoir exige que trois points soient satisfaits. Avant tout que les médias soutiennent les victimes auprès des opinions publiques sans quoi les points suivants seront inatteignables : que justice soit rendue, ce qui implique un dédommagement conséquent et adapté ; qu’enfin des budgets fassent avancer la science dans les domaines de la décontamination corporelle et environnementale (nous venons d’apprendre que le généticien John Greg Venter venait de prendre le contrôle d’une bactérie). Or, les bactéries fondent l’espoir principal en ce qui concerne la décontamination des sols. Au-delà, le président Barack Obama pourrait, pour des questions de stratégies géopolitiques, adoucir les angles de cette affaire. Silvia Cattori : Dans la partie Annexes de votre ouvrage, vous recensez tous les films documentaires, les livres et les articles majeurs sur le sujet, en français et en anglais. Pourquoi y en a-t-il si peu ? André Bouny : Dans la littérature générée par la guerre du Viêt Nam, il arrive que cette arme chimique soit brièvement mentionnée, faisant rarement l’objet d’une page entière. Aux États-Unis existent des publications consacrées à l’Agent Orange, essentiellement en référence aux vétérans nationaux. En 2005, l’Association d’Amitié Franco-Vietnamienne publia en langue française une petite anthologie de 13 auteurs spécialisés. Côté cinéma, s’il existe bien quelques documentaires - souvent d’initiative personnelle - aucun long métrage n’a encore été consacré à ce thème. Le film le plus long sur le sujet -programmé sur une chaîne de télévision française - dure 75 minutes et est consacré aux procédures vietnamiennes en terre états-unienne. Il y a certainement des raisons objectives, mais aussi irrationnelles, à cela : absence de budget pour une œuvre qui ne projetterait pas l’image d’une Amérique bienfaisante, autocensure visant à préserver un honneur blessé, ou à ne pas affoler ou révolter l’opinion publique devant des images insoutenables d’enfants-monstres. Le crime de l’Agent Orange peut resurgir à l’occasion de l’urgente préoccupation à préserver l’environnement qui n’échappe pas à un effet de mode. D’autre part, l’utilisation des congénères chimiques de l’Agent Orange dans les pesticides utilisés par l’agriculture industrielle mobilise les gens autour d’une alimentation qui fait peur souvent à juste titre, liant ainsi les pesticides aux ressources alimentaires actuelles ; à l’opposé, l’Agent Orange fut utilisé au Viêt Nam, au Laos, et au Cambodge, pour détruire les ressources vivrières d’hier. Refermé, ce cercle relie de façon indissociable Le Monde selon Monsanto, de Marie-Monique Robin ; Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau ; et Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam : un signe des temps. Silvia Cattori : Il est très courageux de s’atteler à un sujet que les pouvoirs veulent ignorer. Reste à augurer que votre livre qui est déjà recensé sur les nouveaux médias recevra l’accueil qu’il mérite dans la presse traditionnelle. André Bouny : 2010 est l’année de la biodiversité. Chaque année devrait l’être ! On constate une évolution du public vers une prise de conscience plus large, un intérêt à mieux discerner et connaître les méfaits de nos sociétés industrielles sur nos propres vies. Ce constat implique le public et les médias, les deux ayant partie liée. Bien que l’Agent Orange ne soit pas, hélas, un sujet du passé puisque les victimes meurent et naissent encore à cet instant, il y a bien sûr un devoir de mémoire et surtout de réparation. Le courage consistera à en parler. J’ai confiance : les médias traditionnels ne peuvent pas rester en marge d’un problème qui concerne des millions de victimes. À mon avis, Internet et médias traditionnels ne sont pas antagonistes, comme souvent ces derniers le croient, mais complémentaires. Ils n’ont pas à se craindre mutuellement : ils doivent simplement abolir la ligne qui les partage sur certaines informations. Si certains sites bénéficient d’une audience importante, il est aussi un fait que pour qu’une information parvienne au grand public, elle doit être relayée par les grands médias traditionnels ; Internet ne peut pas s’y substituer ; pas encore du moins. J’espère que les sites web seront un relais, un passage vers les médias que vous appelez « alignés » ; je ne suis pas naïf, mais peut-être suis-je trop optimiste ? Les ONG telles que Médecins du Monde, Médecins sans Frontières, Handicap International, le WWF, la Croix Rouge, etc., doivent aussi se rapprocher des victimes de l’Agent Orange qui ont besoin de tous. Chacun doit sortir de son pré carré. Seule l’opinion publique peut exercer une pression suffisamment forte pour obliger ses élus et responsables politiques à intervenir auprès de leurs homologues de tous les pays, et des États-Unis en particulier. Les victimes sont parmi nous, bien que de nombreuses personnes exposées soient déjà mortes. Les enfants innocents qui naissent aujourd’hui, trois générations après la guerre, sans bras ni jambes, ou sans yeux, voire sans cerveau, ou avec deux têtes (le nombre des malformations n’a pas de limites), ces enfants sont nos semblables au sens le plus laïc du terme. Se taire revient à cautionner le crime. Par ailleurs, quand les criminels demeurent non seulement impunis mais qu’ils prospèrent de leurs crimes, grandes sont les chances qu’ils en commettent d’autres dans le futur. Il est nécessaire de connaître le passé pour empêcher que cela ne se reproduise. Silvia Cattori : Vous relatez dans votre livre comment l’action intentée aux États-Unis par les victimes vietnamiennes de l’Agent Orange s’est soldée par un déni de justice, à peine rapporté par les grands médias, et vous évoquez les intérêts croisés des grands groupes industriels, des grandes puissances et des pouvoirs médiatiques qui expliquent ce silence scandaleux. Le même silence entoure aujourd’hui les informations réunies par quelques groupes de chercheurs sur les effets des armes à l’Uranium Appauvri, dont les travaux n’ont connu jusqu’ici qu’une diffusion trop restreinte pour mobiliser l’opinion publique. Comment dès lors rester aussi optimiste que vous semblez l’être ? Quels sont, selon vous, les facteurs qui pourraient changer la situation de façon déterminante ? André Bouny : Bien identifier les freins à la justice est une nécessité pour espérer obtenir gain de cause sur le terrain judiciaire. L’information sur ces obstacles est essentielle, non seulement pour les dénoncer, mais pour obtenir un soutien de l’opinion publique ; car la justice ne peut s’obtenir que si et quand la preuve de l’injustice est bien comprise de tous. Mais nous sommes dans un cercle immoral puisque les intérêts financiers unissent marchands d’armes et pouvoirs médiatiques. À cela s’ajoute l’autocensure, consciente ou inconsciente, fabriquée par une idéologie individualiste qui s’appuie sur le mirage d’un progrès perpétuel et illimité, laissant croire et accepter qu’au fond rien n’est si grave ; et que tout problème trouvera bien un jour sa solution et finira par se résoudre de lui-même. C’est un peu le même mensonge intellectuel que celui qui consiste à croire que les sources d’énergies non-renouvelables sont inépuisables et éternelles. Pour la touche d’optimisme, je sais qu’il existe des journalistes curieux et humanistes, éclairés et courageux, comme il y en a toujours eu. On ne peut pas être aux côtés des victimes et ne pas croire à ce qu’on entreprend pour elles, sans quoi il est inutile de commencer la moindre action visant à leur obtenir de meilleures conditions de vie. Bien sûr, la réalité peut anéantir l’espoir. Il arrive même parfois que l’optimisme s’évanouisse, ou plutôt s’éclipse. Mais si ceux qui soutiennent les victimes venaient à afficher un pessimisme résigné, sur qui pourraient-elles compter ? La situation des victimes de l’Agent Orange - comme les victimes d’autres armes - ne pourra changer que si une information soutenue de manière durable fait prendre conscience de leur existence à l’opinion publique internationale.
Silvia Cattori Journaliste suisse indépendante, de langue maternelle italienne. Les années qu’elle a passées outre-mer, notamment en Asie du Sud-Est et dans l’Océan indien, en contact étroit avec le milieu de la diplomatie et des agences des Nations Unies, lui ont donné une certaine compréhension du monde, de ses mécanismes de pouvoir et de ses injustices. En 2002, elle fut témoin de l’opération « Bouclier de protection », conduite par Tsahal en Cisjordanie. Elle se consacre depuis à attirer l’attention du monde sur le sort subi par le peuple palestinien sous occupation israélienne. Auteur de Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais (éd L’Harmattan, 1979). Les articles de cet auteur Envoyer un message
Au cours des guerres au Viêt Nam et en Irak, les Etats-Unis ont privé les mouvements de résistance de cachettes naturelles en détruisant les jungles et les palmeraies. Ils ont également utilisé cette technique en Amérique latine pour détruire les cultures dans les zones où les habitants soutiennent des guérillas. Pour conduire cette guerre chimique et environnementale, ils ont utilisé des défoliants industriels, principalement l’Agent Orange, fabriqué par Monsanto. Ce produit toxique continue à tuer au Viêt Nam, où il était utilisé il y a plus de quarante ans, en Irak où il était pulvérisé il y a six ans, et en Colombie où un ses dérivés sont toujours utilisé. André Bouny a consacré sa vie à étudier cette forme de guerre au Viêt Nam et ses conséquences actuelles. Il vient d’y consacrer un ouvrage détaillé et répond aux questions de Silvia Cattori.
Trois avions UC-123B en mission d’épandage de produits chimiques défoliants au Sud-Viêt Nam, ici au-dessus de rizières.
Silvia Cattori : Votre livre « Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam » [1] que je viens de dévorer d’une traite et le cœur serré, devrait être lu et pris au sérieux par tous les politiques qui ont une conscience et des moyens d’agir. Cet ouvrage très documenté et illustré de photographies bouleversantes sur la plus grande guerre chimique de l’histoire de l’humanité devrait être porté à la connaissance des gens, mobiliser les jeunes, et tous les parents dont la santé des enfants risque d’être menacée demain si l’on ne met pas un terme à la folie destructrice de ces guerres auxquelles, curieusement, aucun parti écologique ne s’est jamais opposé. Ni les écologistes, Daniel Cohn-Bendit, ou Joschka Fischer ne se sont opposés à la guerre qui a déversé des tonnes de bombes à l’uranium appauvri sur la Serbie. Ce que vous décrivez, et qui devrait être un sujet de préoccupation majeure pour tout un chacun, demeure étrangement ignoré de la part des médias. Comment vous, qui n’êtes ni journaliste, ni médecin, ni scientifique, en êtes-vous arrivé à vous investir à ce point, pour mettre à jour, un demi siècle après, les conséquences terrifiantes de la guerre chimique menée au Viêt Nam ? Pourriez-vous nous dire ce qui vous a motivé ?
André Bouny
André Bouny : On peut en effet s’étonner qu’aucun grand reporter n’ait écrit de livre sur ce crime dont l’ampleur est si considérable qu’elle dépasse presque l’entendement ; sans doute le sujet, complexe, couvre tant de domaines que cela dissuade pareille entreprise dans un monde de plus en plus spécialisé. De fait, on ne se lève pas un matin en se disant qu’on va écrire un livre sur l’Agent Orange : cet ouvrage est le résultat d’une longue immersion. Les premières images que j’ai vues à la télévision - en noir et blanc dans mon village - alors que j’étais adolescent, montraient la guerre du Viêt Nam. Elles sont restées gravées en moi. Puis, étudiant à Paris, j’ai participé aux protestations contre cette guerre, et nous savions que des armes chimiques y étaient utilisées. Par la suite, j’ai découvert ce pays. Il est nécessaire de faire connaître cet immense malheur à nos concitoyens, comme à l’opinion internationale. Ce livre contient des photographies qui ont la plus grande importance puisqu’elles permettent de comprendre et de réaliser les ravages causés par l’Agent Orange. La plupart de ces illustrations n’ont jamais été publiées. Toutes sont des photos dignes, car ce n’est pas un livre « choc », en tout cas, pas dans le mauvais sens du terme : c’est avant tout un livre « lumière ». Je ne me sens pas appartenir à mon seul pays, mais au monde au sens le plus large. Le fait que mes enfants soient d’origine vietnamienne - je les ai adoptés - y est bien sûr pour beaucoup. L’association D.E.F.I. Viêt Nam, que j’ai fondé, a tissé des liens étroits avec différentes couches de la société vietnamienne, surtout au sud. De nombreux containers de matériel médical expédiés y ont équipé des services hospitaliers, des maternités, des dispensaires et des cabinets dentaires. Les visites aux enfants parrainés permettent de découvrir des lieux incroyables aux conditions de vie impensables, en ville comme à la campagne. Lorsque j’ai constitué le CIS (Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange), de nouvelles attaches se sont développées, au nord cette fois. Cette « réunification » m’a permis de parcourir le pays d’un bout à l’autre et de mieux comprendre la complexité de ce peuple. Silvia Cattori : Bien que la guerre du Viêt Nam puisse sembler lointaine aux jeunes générations, votre ouvrage apparaît redoutablement actuel pour au moins deux raisons. Tout d’abord parce qu’il montre que les effets de l’Agent Orange continuent aujourd’hui à déployer leurs effroyables conséquences sur des millions de gens. Des enfants monstrueux continuent à naître en ce moment même car les mutations génétiques acquises par les personnes contaminées se transmettent à leur descendance, ce qui représente, comme vous l’écrivez, un véritable « crime contre le génome humain ». Et deuxièmement parce que d’autres armes susceptibles d’entraîner des effets à long terme aussi terribles - notamment les armes à l’Uranium Appauvri– ont été très récemment utilisées, en Serbie [2], en Afghanistan [3], en Irak [4], à Gaza [5], au Liban [6] et continuent à l’être. « Prendre conscience de la catastrophe générée par l’Agent Orange – dites-vous dans votre conclusion – est la première étape, nécessaire pour prévenir et éviter d’autres désastres du même type (écologiques, environnementaux et sanitaires), voire pire. » Dans cette perspective, avez-vous noué des contacts avec les groupes ou les chercheurs qui enquêtent sur ces nouvelles armes ? Envisagez-vous des actions communes ? André Bouny : Pour ma génération, le Viêt Nam évoque la guerre ; pour les plus jeunes, une destination touristique. Une nouvelle guerre fait oublier la précédente et occulte en grande partie ses conséquences, d’autant plus que l’information se concentre exclusivement sur la dernière. Dans le cas qui nous intéresse, effectivement, des enfants affectés de lourds handicaps et affublés parfois de formes inhumaines naissent à l’instant où nous parlons, bien que la science n’ait pas encore démontré - ni compris - les mécanismes qui prouveraient que ces effets tératogènes soient dus à une modification génétique acquise chez les victimes de l’Agent Orange - comme c’est le cas dans l’expérience sur les drosophiles effectuées par deux biologistes états-uniennes. Cependant, les autorités vietnamiennes se posent la question de savoir si l’on doit laisser procréer les victimes de l’Agent Orange. La similitude des effets de l’Agent Orange avec ceux de l’Uranium Appauvri sur les nouveau-nés est frappante et oblige à un rapprochement. Par expérience, nous connaissons les risques et les séquelles de la radioactivité. D’ailleurs la controverse sur la radioactivité de basse intensité - celle par exemple liée aux particules ingérées ou inhalées dissipées par l’effet pyrophore des ogives d’armes à Uranium Appauvri - n’est pas sans rappeler celle que connut l’Agent Orange face au lobby de la chimie ; pour l’Uranium Appauvri, il s’agit de celui du nucléaire. De la même façon, les seuils admis de dioxine dans l’alimentation ne peuvent en aucun cas être sans effets. Le parallèle entre ces deux poisons existe aussi dans des utilisations civiles : agriculture, gestion des forêts, et élimination des déchets, entre autres, pour la dioxine ; l’énergie et le médical pour la radioactivité. La conscience d’une catastrophe comme celle de l’Agent Orange sur l’environnement et toute forme de vie qui l’habite ne va pas de soi dans nos sociétés consuméristes, qui laissent croire qu’il existe une solution à tout par le biais du progrès et par la transformation de matières en « biens » de consommation, qui polluent la nature et donc nos organismes, générant ainsi un cercle vicieux sans fin. Conduire une lutte pour la justice et la reconnaissance des victimes, ainsi que leur dédommagement, ne laisse pas de temps et d’énergie pour en mener plusieurs de front, bien que toute victime ait droit à notre compassion et par-dessus tout à notre aide et solidarité. Cependant, à l’image du CIS, on remarque qu’il y a un grand nombre de personnalités qui s’activent inlassablement en faveur des victimes de l’Uranium Appauvri. Oui, la conscience de ceux-là a déjà pour action commune l’information.
USA, Holmdel, New Jersey, 6 février 2007. Devant les photos représentant les épandages de l’Agent Orange au "Vietnam Veterans Memorial Fund", Don Johansen retrace les événements tels qu’il les a vécus. Vétéran de la guerre, (il avait 22 ans en 1965), il était infirmier et soignait ses camarades de combat mais aussi la population vietnamienne. Il a vu ces épandages et a lui-même été aspergé par l’Agent Orange. En 1980, il a appris qu’il souffrait de diabète, conséquence de la guerre, et a été victime d’une crise cardiaque. Depuis 2000, il reçoit des compensations financières du gouvernement. Atteint psychologiquement, il pense chaque jour à son expérience au Vietnam, et il se rend dans les écoles pour témoigner et raconter aux jeunes générations les horreurs de la guerre.
Silvia Cattori : Dans votre ouvrage exhaustif « Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam », vous faites le point complet sur de nombreux aspects du problème. Quels sont, à vos yeux, les éléments spécifiquement nouveaux que vous apportez ? André Bouny : L’élément neuf le plus remarquable est certainement le nouveau calcul du volume des agents chimiques que j’établis à partir des données du « Rapport Stellman », étude officielle financée par les États-Unis au début des années 2000 au Viêt Nam. Un rapport qui bouscula à la hausse toutes les estimations communément admises jusque-là. Pour faire simple, je suis parti de données établies par des archives de l’armée américaine - lesquelles sont probablement incomplètes - et je les ai croisées avec d’autres informations, elles aussi issues de ces mêmes archives. Le résultat est tout simplement terrifiant. Jeanne Mager Stellman, scientifique états-unienne qui a établi le rapport qui porte son nom, a lu attentivement mon livre et ne remet à aucun moment en cause le nouveau calcul que je propose sur les volumes d’agents chimiques utilisés au Viêt Nam. D’autre part, la façon dont je parle de la guerre du Viêt Nam dans cet ouvrage n’est pas celle contée par les manuels d’histoire occidentaux : la perspective est celle des Vietnamiens. En effet, de nombreux éléments trop peu connus, oubliés par amnésie sélective, voire inconnus, jalonnent la toile de fond. Je veux parler de la fausse attaque subie par les navires US dans le golfe du Tonkin qui permit de déclencher la guerre contre le Viêt Nam du Nord communiste et de tromper le Congrès états-unien, ou de la trame des guerres secrètes menées au Laos et au Cambodge dans la plus parfaite illégalité nationale et internationale, ou encore de l’inimaginable tonnage de bombes déversées lors de cette deuxième guerre d’Indochine, du nombre impensable de morts et de blessés, ou de l’embargo qui accrut les dommages de cette longue guerre d’Indépendance sur la population civile, la première victime d’un des derniers conflits postcoloniaux… Ce sont quelques exemples. Silvia Cattori : J’ai parcouru le Viêt Nam et le Laos dans les années 1970 le cœur brisé. J’ai admiré ces médecins vietnamiens frêles qui opéraient jour et nuit dans la jungle les victimes des bombardiers états-uniens qui déversaient sans discontinuer leurs mortelles cargaisons. Où en sont aujourd’hui les effets de l’Agent Orange sur les humains, la faune et la flore dans ces pays de l’ancienne Indochine où résident des anciens combattants et où a été stocké le produit ? André Bouny : La situation actuelle au Viêt Nam est tout simplement catastrophique. Il y a quelques jours seulement, la Vice-présidente de l’Assemblée nationale du Viêt Nam annonça que 4 millions de personnes étaient actuellement contaminées. Cela peut paraître énorme, pourtant ces chiffres sont, en pourcentage, bien en deçà à ceux des vétérans sud-coréens qui ont porté l’affaire en justice, par exemple… Or ils n’ont pourtant pas été exposés d’une façon comparable à celle de la population vietnamienne qui s’y trouve encore ! Anciens combattants et civils confondus sont atteints de maladies incurables et de cancers, dans un pays où l’accès aux soins est difficile, quand il y en a. Puis il y a les nouveau-nés, ceux qui viennent au monde avec des déformations monstrueuses, des absences partielles ou totales de membres, et/ou des déficiences mentales. Il en est de même au Laos et au Cambodge, pays qui manquent cruellement de moyens pour faire un état des lieux épidémiologique, à l’instar du Viêt Nam. Aux USA, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Corée du Sud, comme autour des bases militaires américaines au Philippines où était stocké le poison, vétérans et civils qui furent exposés à l’Agent Orange développent les mêmes maux. Sur l’environnement, la forêt tropicale disparue ne se régénère pas, et on ne sait pas redémarrer la forêt tropicale quand les sols érodés ont perdu leurs nutriments, générés par la forêt elle-même, lui permettant de croître et d’exister : c’est une situation inextricable et désespérante. Au Viêt Nam, des zones entières sont proscrites aux cultures ou interdites d’accès : ce sont les hots spots. Ces points chauds sont souvent d’anciennes bases militaires états-uniennes étalées sur des surfaces considérables - de véritables villes - où on stockait l’Agent Orange avant de le transvaser dans les avions ou des engins terrestres, et qui étaient largement défoliées alentours pour des raisons évidentes de sécurité, tout comme leurs environs. En ce qui concerne les USA, le Canada, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le problème touche plus particulièrement les vétérans et, à des degrés divers, les lieux où ont été expérimentés les agents chimiques - ou parfois fabriqués, comme en Nouvelle Zélande - lors d’essais pour leur mise au point. Le combat des vétérans de ces pays, malades et ayant aussi une descendance pareillement atteinte est davantage connu car, comparativement au Viêt Nam, ces pays bénéficient de structures de soins. Mais tout de même, le combat de ces vétérans de pays dits développés fut long et féroce avant d’obtenir la reconnaissance de liens de cause à effet entre l’Agent Orange et leurs afflictions. Et ces combats continuent de nos jours. Pour la plupart des vétérans, la reconnaissance et les dédommagements se font toujours attendre. Silvia Cattori : Vous décrivez de façon détaillée, avec une grande compassion et beaucoup de tact, le quotidien des victimes et de leur famille. Y a-t-il un espoir pour elles ? André Bouny : L’espoir exige que trois points soient satisfaits. Avant tout que les médias soutiennent les victimes auprès des opinions publiques sans quoi les points suivants seront inatteignables : que justice soit rendue, ce qui implique un dédommagement conséquent et adapté ; qu’enfin des budgets fassent avancer la science dans les domaines de la décontamination corporelle et environnementale (nous venons d’apprendre que le généticien John Greg Venter venait de prendre le contrôle d’une bactérie). Or, les bactéries fondent l’espoir principal en ce qui concerne la décontamination des sols. Au-delà, le président Barack Obama pourrait, pour des questions de stratégies géopolitiques, adoucir les angles de cette affaire. Silvia Cattori : Dans la partie Annexes de votre ouvrage, vous recensez tous les films documentaires, les livres et les articles majeurs sur le sujet, en français et en anglais. Pourquoi y en a-t-il si peu ? André Bouny : Dans la littérature générée par la guerre du Viêt Nam, il arrive que cette arme chimique soit brièvement mentionnée, faisant rarement l’objet d’une page entière. Aux États-Unis existent des publications consacrées à l’Agent Orange, essentiellement en référence aux vétérans nationaux. En 2005, l’Association d’Amitié Franco-Vietnamienne publia en langue française une petite anthologie de 13 auteurs spécialisés. Côté cinéma, s’il existe bien quelques documentaires - souvent d’initiative personnelle - aucun long métrage n’a encore été consacré à ce thème. Le film le plus long sur le sujet -programmé sur une chaîne de télévision française - dure 75 minutes et est consacré aux procédures vietnamiennes en terre états-unienne. Il y a certainement des raisons objectives, mais aussi irrationnelles, à cela : absence de budget pour une œuvre qui ne projetterait pas l’image d’une Amérique bienfaisante, autocensure visant à préserver un honneur blessé, ou à ne pas affoler ou révolter l’opinion publique devant des images insoutenables d’enfants-monstres. Le crime de l’Agent Orange peut resurgir à l’occasion de l’urgente préoccupation à préserver l’environnement qui n’échappe pas à un effet de mode. D’autre part, l’utilisation des congénères chimiques de l’Agent Orange dans les pesticides utilisés par l’agriculture industrielle mobilise les gens autour d’une alimentation qui fait peur souvent à juste titre, liant ainsi les pesticides aux ressources alimentaires actuelles ; à l’opposé, l’Agent Orange fut utilisé au Viêt Nam, au Laos, et au Cambodge, pour détruire les ressources vivrières d’hier. Refermé, ce cercle relie de façon indissociable Le Monde selon Monsanto, de Marie-Monique Robin ; Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau ; et Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam : un signe des temps. Silvia Cattori : Il est très courageux de s’atteler à un sujet que les pouvoirs veulent ignorer. Reste à augurer que votre livre qui est déjà recensé sur les nouveaux médias recevra l’accueil qu’il mérite dans la presse traditionnelle. André Bouny : 2010 est l’année de la biodiversité. Chaque année devrait l’être ! On constate une évolution du public vers une prise de conscience plus large, un intérêt à mieux discerner et connaître les méfaits de nos sociétés industrielles sur nos propres vies. Ce constat implique le public et les médias, les deux ayant partie liée. Bien que l’Agent Orange ne soit pas, hélas, un sujet du passé puisque les victimes meurent et naissent encore à cet instant, il y a bien sûr un devoir de mémoire et surtout de réparation. Le courage consistera à en parler. J’ai confiance : les médias traditionnels ne peuvent pas rester en marge d’un problème qui concerne des millions de victimes. À mon avis, Internet et médias traditionnels ne sont pas antagonistes, comme souvent ces derniers le croient, mais complémentaires. Ils n’ont pas à se craindre mutuellement : ils doivent simplement abolir la ligne qui les partage sur certaines informations. Si certains sites bénéficient d’une audience importante, il est aussi un fait que pour qu’une information parvienne au grand public, elle doit être relayée par les grands médias traditionnels ; Internet ne peut pas s’y substituer ; pas encore du moins. J’espère que les sites web seront un relais, un passage vers les médias que vous appelez « alignés » ; je ne suis pas naïf, mais peut-être suis-je trop optimiste ? Les ONG telles que Médecins du Monde, Médecins sans Frontières, Handicap International, le WWF, la Croix Rouge, etc., doivent aussi se rapprocher des victimes de l’Agent Orange qui ont besoin de tous. Chacun doit sortir de son pré carré. Seule l’opinion publique peut exercer une pression suffisamment forte pour obliger ses élus et responsables politiques à intervenir auprès de leurs homologues de tous les pays, et des États-Unis en particulier. Les victimes sont parmi nous, bien que de nombreuses personnes exposées soient déjà mortes. Les enfants innocents qui naissent aujourd’hui, trois générations après la guerre, sans bras ni jambes, ou sans yeux, voire sans cerveau, ou avec deux têtes (le nombre des malformations n’a pas de limites), ces enfants sont nos semblables au sens le plus laïc du terme. Se taire revient à cautionner le crime. Par ailleurs, quand les criminels demeurent non seulement impunis mais qu’ils prospèrent de leurs crimes, grandes sont les chances qu’ils en commettent d’autres dans le futur. Il est nécessaire de connaître le passé pour empêcher que cela ne se reproduise. Silvia Cattori : Vous relatez dans votre livre comment l’action intentée aux États-Unis par les victimes vietnamiennes de l’Agent Orange s’est soldée par un déni de justice, à peine rapporté par les grands médias, et vous évoquez les intérêts croisés des grands groupes industriels, des grandes puissances et des pouvoirs médiatiques qui expliquent ce silence scandaleux. Le même silence entoure aujourd’hui les informations réunies par quelques groupes de chercheurs sur les effets des armes à l’Uranium Appauvri, dont les travaux n’ont connu jusqu’ici qu’une diffusion trop restreinte pour mobiliser l’opinion publique. Comment dès lors rester aussi optimiste que vous semblez l’être ? Quels sont, selon vous, les facteurs qui pourraient changer la situation de façon déterminante ? André Bouny : Bien identifier les freins à la justice est une nécessité pour espérer obtenir gain de cause sur le terrain judiciaire. L’information sur ces obstacles est essentielle, non seulement pour les dénoncer, mais pour obtenir un soutien de l’opinion publique ; car la justice ne peut s’obtenir que si et quand la preuve de l’injustice est bien comprise de tous. Mais nous sommes dans un cercle immoral puisque les intérêts financiers unissent marchands d’armes et pouvoirs médiatiques. À cela s’ajoute l’autocensure, consciente ou inconsciente, fabriquée par une idéologie individualiste qui s’appuie sur le mirage d’un progrès perpétuel et illimité, laissant croire et accepter qu’au fond rien n’est si grave ; et que tout problème trouvera bien un jour sa solution et finira par se résoudre de lui-même. C’est un peu le même mensonge intellectuel que celui qui consiste à croire que les sources d’énergies non-renouvelables sont inépuisables et éternelles. Pour la touche d’optimisme, je sais qu’il existe des journalistes curieux et humanistes, éclairés et courageux, comme il y en a toujours eu. On ne peut pas être aux côtés des victimes et ne pas croire à ce qu’on entreprend pour elles, sans quoi il est inutile de commencer la moindre action visant à leur obtenir de meilleures conditions de vie. Bien sûr, la réalité peut anéantir l’espoir. Il arrive même parfois que l’optimisme s’évanouisse, ou plutôt s’éclipse. Mais si ceux qui soutiennent les victimes venaient à afficher un pessimisme résigné, sur qui pourraient-elles compter ? La situation des victimes de l’Agent Orange - comme les victimes d’autres armes - ne pourra changer que si une information soutenue de manière durable fait prendre conscience de leur existence à l’opinion publique internationale.
Silvia Cattori Journaliste suisse indépendante, de langue maternelle italienne. Les années qu’elle a passées outre-mer, notamment en Asie du Sud-Est et dans l’Océan indien, en contact étroit avec le milieu de la diplomatie et des agences des Nations Unies, lui ont donné une certaine compréhension du monde, de ses mécanismes de pouvoir et de ses injustices. En 2002, elle fut témoin de l’opération « Bouclier de protection », conduite par Tsahal en Cisjordanie. Elle se consacre depuis à attirer l’attention du monde sur le sort subi par le peuple palestinien sous occupation israélienne. Auteur de Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais (éd L’Harmattan, 1979). Les articles de cet auteur Envoyer un message
Il y a un an, le 28 juin 2009, un coup d’état militaire renversait le président du Honduras, M. Manuel Zelaya. Au-delà des prétextes invoqués, le coup d’état visait à défendre les intérêts de ceux qui l’avaient commandité : l’oligarchie hondurienne et les multinationales présentes dans le pays. Cette élite – dont un rapport du Bureau pour la démocratie, les droits humains et le travail du département d’Etat américain observait, en mars 2007, qu’elle « exerce un contrôle considérable sur l’économie, le système judiciaire et les institutions politiques du pays » – s’estimait menacée par le programme économique de M. Zelaya. Ce n’était pas la première fois qu’un chef d’Etat hondurien chahutait les dominants en prétendant stimuler le capital « national », développer la consommation interne et accroître le salaire minimum. En 1993, Carlos Roberto Reina remportait les élections présidentielles, soutenu par une fraction de la bourgeoisie, elle-même menacée par l’ouverture économique du pays, et par les couches populaires, déjà frappées par les politiques néolibérales. Dès la première année de son mandat, Reina rencontra les dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) et ceux de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) afin de leur présenter l’inflexion de la politique économique du Honduras qu’il envisageait. Menacé, en retour, d’avoir à se passer des crédits que ces institutions lui allouaient, Reina en revint à la feuille de route néolibérale. Quinze ans plus tard, les choses avaient changé. Délaissé par les Institutions financières internationales, le Honduras obtint le soutien politique de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), qu’il rejoint en août 2008, et l’aide économique du Venezuela. M. Zelaya s’était plaint, lors de son arrivée au pouvoir, que le Honduras était si pauvre qu’ « il ne pouvait même pas construire une route sans faire appel à la Banque mondiale ». Dès la signature d’un accord avec Petrocaribe, il bénéficia de financements à taux réduits pour ses investissements en infrastructure qui l’autorisaient à dépenser ses propres deniers dans le cadre de programmes sociaux. Le même accord l’assurait de la livraison de 20 000 barils de pétrole brut par jour à des prix généreux. Le 3 janvier 2008, un communiqué de l’Association industrielle nationale (ANDI) – qui, malgré son nom, représente les intérêts des firmes étrangères au Honduras – prenait acte de ce changement d’époque : « désormais s’est imposée l’inévitable nécessité de prendre des mesures que nul ne souhaitait, ou de mettre la clef sous la porte. » Les intérêts de l’élite n’étant pas négociables, l’ANDI concluait : « le président Zelaya et ses acolytes des syndicats obligent le patronat à se défendre et, sans le vouloir, ont réveillé le tigre. » Le 28 juin 2009, après une longue période de sommeil, le tigre bondissait. A cette rupture dans la stratégie des classes dominantes honduriennes, le président américain, M. Barack Obama, promit d’en opposer une autre, dans la politique étrangère américaine. Jusque-là, celle-ci se caractérisait par sa complaisance vis-à-vis des putschistes latino-américains, comme lors du coup d’état qui renversa le président vénézuélien, M. Hugo Chávez, pendant quelques heures, en avril 2002. Au contraire, dès le 29 juin, M. Obama condamna les putschistes : « Je pense qu’il s’agirait d’un précédent terrible si nous commencions à revenir en arrière, à une époque où les transitions politiques s’effectuaient par le biais de coups d’état, plutôt qu’au travers d’élections démocratiques. » Mais l’attitude ultérieure de Washington ne fut pas à la hauteur des déclarations du nouveau président. Le Département d’Etat refusa de qualifier l’opération de « coup d’état militaire », un terme qui aurait « contraint l’administration à mettre un terme à ses programmes d’aide au Honduras », observe Alex Main, du Centre pour la recherche économique et politique (CEPR). L’administration américaine se contenta de suspendre le versement d’une fraction réduite de l’aide qu’elle allouait au pays (pour un montant de 31 millions de dollars). Mme Hillary Clinton, proche du lobbyiste Lanny Davis – qui se mit rapidement au service des putschistes honduriens –, en annonça la reprise le 4 mars 2010. Le même jour, elle invitait l’Organisation des Etats américains (OEA) à reconnaître le gouvernement de M. Porfirio Lobo, vainqueur, le 29 novembre 2009, d’un scrutin illégitime (puisque organisé par un gouvernement illégitime), et en fonctions depuis le 27 janvier 2010. Elle le félicitait par ailleurs d’avoir « restauré la démocratie » au Honduras. Situation invraisemblable il y a encore une vingtaine d’années, le gouvernement de facto, soutenu par les Etats-Unis, n’a toujours pas été reconnu par l’OEA. Il est régulièrement mis en cause par les pays de l’ALBA. L’Union des nations sud-américaines (UNASUR) menaça de boycotter le sommet Amérique latine, Caraïbes et Union Européenne de Madrid, en mai 2010, si M. Lobo y participait. La crise hondurienne constitue sans doute l’un des épisodes du conflit larvé qui oppose le Venezuela aux Etats-Unis. Mais, si le Honduras pourrait se passer de la reconnaissance diplomatique du Venezuela, celle du Brésil lui fait cruellement défaut. Il y a quelques années, Brasília avait enteriné les préférences américaines lors du renversement du président haïtien Jean-Bertrand Aristide, en 2004. Cette fois-ci, le président brésilien, M. Luis Inacio « Lula » da Silva a estimé qu’il était en mesure de tenir tête aux Etats-Unis. Selon le journaliste uruguayen Raúl Zibechi, l’année qui vient de s’écouler a révélé une menace plus préoccupante pour Washington que le socialisme du XXIème siècle de M. Chávez : l’émergence du mastodonte économique brésilien et sa prétention à défendre ses intérêts. Pour l’heure, la population hondurienne poursuit sa lutte malgré la répression policière et militaire. Torture, disparitions, couvre-feux, fermeture de médias sont (re)devenus monnaie courante au Honduras. Les rassemblements de plus de quatre personnes ont été interdits. Le Comité des familles de détenus et de disparus au Honduras (COFADEH) a recensé 43 assassinats politiques.
Il y a un an, le 28 juin 2009, un coup d’état militaire renversait le président du Honduras, M. Manuel Zelaya. Au-delà des prétextes invoqués, le coup d’état visait à défendre les intérêts de ceux qui l’avaient commandité : l’oligarchie hondurienne et les multinationales présentes dans le pays. Cette élite – dont un rapport du Bureau pour la démocratie, les droits humains et le travail du département d’Etat américain observait, en mars 2007, qu’elle « exerce un contrôle considérable sur l’économie, le système judiciaire et les institutions politiques du pays » – s’estimait menacée par le programme économique de M. Zelaya. Ce n’était pas la première fois qu’un chef d’Etat hondurien chahutait les dominants en prétendant stimuler le capital « national », développer la consommation interne et accroître le salaire minimum. En 1993, Carlos Roberto Reina remportait les élections présidentielles, soutenu par une fraction de la bourgeoisie, elle-même menacée par l’ouverture économique du pays, et par les couches populaires, déjà frappées par les politiques néolibérales. Dès la première année de son mandat, Reina rencontra les dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) et ceux de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) afin de leur présenter l’inflexion de la politique économique du Honduras qu’il envisageait. Menacé, en retour, d’avoir à se passer des crédits que ces institutions lui allouaient, Reina en revint à la feuille de route néolibérale. Quinze ans plus tard, les choses avaient changé. Délaissé par les Institutions financières internationales, le Honduras obtint le soutien politique de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), qu’il rejoint en août 2008, et l’aide économique du Venezuela. M. Zelaya s’était plaint, lors de son arrivée au pouvoir, que le Honduras était si pauvre qu’ « il ne pouvait même pas construire une route sans faire appel à la Banque mondiale ». Dès la signature d’un accord avec Petrocaribe, il bénéficia de financements à taux réduits pour ses investissements en infrastructure qui l’autorisaient à dépenser ses propres deniers dans le cadre de programmes sociaux. Le même accord l’assurait de la livraison de 20 000 barils de pétrole brut par jour à des prix généreux. Le 3 janvier 2008, un communiqué de l’Association industrielle nationale (ANDI) – qui, malgré son nom, représente les intérêts des firmes étrangères au Honduras – prenait acte de ce changement d’époque : « désormais s’est imposée l’inévitable nécessité de prendre des mesures que nul ne souhaitait, ou de mettre la clef sous la porte. » Les intérêts de l’élite n’étant pas négociables, l’ANDI concluait : « le président Zelaya et ses acolytes des syndicats obligent le patronat à se défendre et, sans le vouloir, ont réveillé le tigre. » Le 28 juin 2009, après une longue période de sommeil, le tigre bondissait. A cette rupture dans la stratégie des classes dominantes honduriennes, le président américain, M. Barack Obama, promit d’en opposer une autre, dans la politique étrangère américaine. Jusque-là, celle-ci se caractérisait par sa complaisance vis-à-vis des putschistes latino-américains, comme lors du coup d’état qui renversa le président vénézuélien, M. Hugo Chávez, pendant quelques heures, en avril 2002. Au contraire, dès le 29 juin, M. Obama condamna les putschistes : « Je pense qu’il s’agirait d’un précédent terrible si nous commencions à revenir en arrière, à une époque où les transitions politiques s’effectuaient par le biais de coups d’état, plutôt qu’au travers d’élections démocratiques. » Mais l’attitude ultérieure de Washington ne fut pas à la hauteur des déclarations du nouveau président. Le Département d’Etat refusa de qualifier l’opération de « coup d’état militaire », un terme qui aurait « contraint l’administration à mettre un terme à ses programmes d’aide au Honduras », observe Alex Main, du Centre pour la recherche économique et politique (CEPR). L’administration américaine se contenta de suspendre le versement d’une fraction réduite de l’aide qu’elle allouait au pays (pour un montant de 31 millions de dollars). Mme Hillary Clinton, proche du lobbyiste Lanny Davis – qui se mit rapidement au service des putschistes honduriens –, en annonça la reprise le 4 mars 2010. Le même jour, elle invitait l’Organisation des Etats américains (OEA) à reconnaître le gouvernement de M. Porfirio Lobo, vainqueur, le 29 novembre 2009, d’un scrutin illégitime (puisque organisé par un gouvernement illégitime), et en fonctions depuis le 27 janvier 2010. Elle le félicitait par ailleurs d’avoir « restauré la démocratie » au Honduras. Situation invraisemblable il y a encore une vingtaine d’années, le gouvernement de facto, soutenu par les Etats-Unis, n’a toujours pas été reconnu par l’OEA. Il est régulièrement mis en cause par les pays de l’ALBA. L’Union des nations sud-américaines (UNASUR) menaça de boycotter le sommet Amérique latine, Caraïbes et Union Européenne de Madrid, en mai 2010, si M. Lobo y participait. La crise hondurienne constitue sans doute l’un des épisodes du conflit larvé qui oppose le Venezuela aux Etats-Unis. Mais, si le Honduras pourrait se passer de la reconnaissance diplomatique du Venezuela, celle du Brésil lui fait cruellement défaut. Il y a quelques années, Brasília avait enteriné les préférences américaines lors du renversement du président haïtien Jean-Bertrand Aristide, en 2004. Cette fois-ci, le président brésilien, M. Luis Inacio « Lula » da Silva a estimé qu’il était en mesure de tenir tête aux Etats-Unis. Selon le journaliste uruguayen Raúl Zibechi, l’année qui vient de s’écouler a révélé une menace plus préoccupante pour Washington que le socialisme du XXIème siècle de M. Chávez : l’émergence du mastodonte économique brésilien et sa prétention à défendre ses intérêts. Pour l’heure, la population hondurienne poursuit sa lutte malgré la répression policière et militaire. Torture, disparitions, couvre-feux, fermeture de médias sont (re)devenus monnaie courante au Honduras. Les rassemblements de plus de quatre personnes ont été interdits. Le Comité des familles de détenus et de disparus au Honduras (COFADEH) a recensé 43 assassinats politiques.