par Elise Gay
Fermeture et démantèlement en 2002 (par M. Nicolas Sarkozy) du centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire à Sangatte ; démantèlement en 2009 (par M. Nicolas Sarkozy) de la « jungle » de Calais ; lancement en 2002 de la politique anti-Roms (par M. Nicolas Sarkozy) avec piqûre de rappel en 2010 (effectuée par M. Nicolas Sarkozy). Revues de presse désespérantes, annonçant toutes les semaines les naufrages des bateaux des clandestins, leurs conditions de vie misérables, la peur... Autant d’événements qu’il est nécessaire de connaître et faire connaître. Mais comment ?
L’aller et le retour,
deux projets graphiques sur les migrants
L’association néerlandaise United for Intercultural Action a constitué (et met régulièrement à jour) un fichier de trente pages répertoriant les décès (connus) des personnes ayant tenté de rejoindre la « Forteresse Europe » depuis 1993. La liste est effrayante, mais elle reste une simple liste. L’artiste Banu Cennetoglu avait déjà été à l’origine du projet « La Liste », dont l’objectif était d’afficher des extraits du fichier (PDF) sur une centaine d’abribus à Amsterdam en 2007 pour mettre en contact direct le grand public avec cette cette terrible réalité.En tant que graphiste, c’est-à-dire ayant pour métier de communiquer avec des images, de traduire visuellement les données et les informations comme un journaliste peut le faire avec les mots, j’ai aussi décidé d’en parler. « Le design graphique, c’est le traitement formel des informations et des savoirs. Le “designer graphique” est alors un médiateur qui agit sur les conditions de réception et d’appropriation des informations et des savoirs qu’il met en forme [1]. » Cette démarche s’opère généralement dans le cadre d’une commande, ce qui implique donc qu’il y ait un commanditaire (un donneur d’ordre qui définit les règles du jeu). Dans les deux projets que je présente ici, il n’y a pas d’autre commanditaire que moi-même, et plusieurs questions se sont posées, dont celle du « niveau d’engagement » : pour que le propos ait plus de puissance, fallait-il rester neutre, ou s’engager plus radicalement, donner son opinion ? Comment traduire cela visuellement ?
Fallait-il utiliser les modes de représentation qui permettaient de faire une synthèse plus facilement accessible pour le public, et ainsi réinvestir le domaine du design d’information ? Ce champ du graphisme, que Jacques Bertin appelait « la graphique » [2], consiste à traiter des données « en recherchant les méthodes les moins discutables pour parvenir à réduire la multitude des données […] au petit nombre d’informations que nous sommes susceptible de prendre en compte. […] Ce nombre tourne autour de trois et ne dépasse jamais sept [3] ». Selon cette approche il aurait fallu procéder à des groupements, diviser les données en catégories et sous-catégories pour rendre l’information « intelligible ». Ceci est discutable.
Le chiffre global (ici plus de 13 000) pourrait être divisé et redivisé en plusieurs sous-parties — tant de noyades, tant de suicides, tant d’étouffements… —, mais dans ce cas, l’individu seul disparaît dans la masse au point qu’il en est presque absent.
Pour le premier projet (l’« aller »), j’ai donc pris le parti opposé. Pas de regroupement : chaque personne inscrite sur la liste est représentée par un isotype [4] montrant une silhouette humaine. La spécificité de ce pictogramme est d’être non identifié, sans caractère, ni sexe.
Une part non négligeable de décès met en cause l’Union européenne (dont les polices sont capables d’abandonner des migrants en pleine mer ou de les assassiner dans des vols réguliers) ou nord-africaines. En rouge (dans la version réaménagée pour Internet), les cas impliquant les autorités policières. Une note renseigne le contexte et la cause du décès.
Il fallait à la fois extraire les histoires individuelles pour montrer que, derrière chacun de ces décès, il y a un destin brisé, une famille détruite, montrer l’évidence des violences policières, mais aussi conserver l’ensemble de la liste. Pour ce projet, une carte n’aurait pas eu de sens, car la sélection n’est pas géographique, et un diagramme, ou toute autre représentation graphique conventionnelle, aurait fait disparaître l’être humain...
Pour le second projet (le « retour »), je continuais les recherches documentaires, mais en resserrant le champ pour l’axer davantage sur l’action des forces de l’ordre. Le terme GTPI (Gestes et Techniques Professionnels d’Intervention) revenait régulièrement. J’ai découvert que ces gestes étaient enseignés principalement dans un manuel de formation au métier d’« escorteur » (sic !). Après quelques tentatives (infructueuses) auprès du ministère de l’intérieur et de l’Ecole nationale supérieure de la police pour l’obtenir, j’ai réussi à me le procurer par le biais de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé). Mais il est hélas incomplet.
Le titre est d’un sobriété exemplaire : « Instruction relative à l’éloignement par voie aérienne des étrangers en situation irrégulière ». Dans une première partie, la procédure d’expulsion est expliquée en détail, dans un style neutre et « acceptable ». Puis vient le pire... : une série de fiches techniques illustrées par des photographies, véritables mises en scène des gestes à réaliser dans toutes les situations qui peuvent survenir. Dans cette deuxième partie, les techniques très brutales présentées comportent un risque vital pour ceux que la première partie appelle les « reconduits » (asphyxie, coma...).
La différence entre le discours et les images est saisissante. Il y a dans ce document exceptionnel comme une sorte de schizophrénie, comme si la première partie (la loi) était totalement déconnectée de la seconde (la violence). Pour montrer le cynisme et l’absurdité d’un tel manuel, il me semblait utile de superposer les deux pour en montrer le lien intime et aberrant.
Schengen, la frontière la plus dangereuse du monde
2 - Vingt-et-un inconnus, originaires d’Afrique subsaharienne, ont été abandonnés par les autorités marocaines à la frontière entre le Sahara occidental et la Mauritanie, le 8 septembre 2008.
4 - Abdel Karem Souli, 41 ans, originaire de Tunisie, est mort d’un arrêt cardiaque au centre de détention de Vincennes en France, le 21 juin 2008. Ses appels à l’aide ont été ignorés pendant deux heures.
5 - Trente-six inconnus, dont deux femmes et quatre bébés, originaires du Nigeria et du Cameroun, sont morts noyés : des garde-côtes marocains ont percé leur embarcation gonflable avec un couteau (28 avril 2008).
6 - Quatre hommes, originaires d’Iran et de Syrie, sont morts noyés, le 23 avril 2008. La police turque les a obligés à traverser la rivière qui sépare la Turquie de l’Irak.
8 - Abdi Daud, homme de 40 ans originaire de Somalie, est mort de « non assistance médicale » dans un centre de détention à Zurich en Suisse, après qu’on lui a injecté une trop forte dose de cortisone, le 23 mars 2008.
9 - Un homme originaire de Somalie est mort noyé, jeté à la mer par le capitaine d’un bateau italien alors qu’il cherchait de l’aide, le 10 janvier 2008.
11 - Un inconnu a été tué par balle par un garde-côtes alors qu’il essayait d’entrer en Grèce, le 8 novembre 2007.
14 - Osamyia Aikpitanhi, un homme de 23 ans originaire du Nigeria, est mort étouffé : un policier a maintenu sa main sur sa bouche pendant toute la durée de la déportation de l’Espagne vers le Nigeria, le 9 juin 2007.
18 - Un homme, originaire du Mali, est mort de déshydratation, le 28 août 2006. Il a été abandonné dans le désert du Sahara par les autorités marocaines.
20 - Sadedim, un garçon originaire de Macédoine, est mort de « non assistance médicale » au centre de détention de Geeuwenburg, en Hollande, le 26 juillet 2006.
22 - Mhedy Aliy, un homme de 30 ans originaire de Tunisie, est mort au centre de détention Pian Del Lago, en Italie, le 1er janvier 2006 : on lui a administré une trop forte dose de calmants.
24 - Cinq inconnus, originaires d’Afrique subsaharienne, ont été tués par balle par des gardes-côtes marocains alors qu’ils essayaient d’entrer dans Ceuta, enclave espagnole au Maroc, le 28 septembre 2005.
25 - Un inconnu, originaire de Syrie, a été tué par balle par des gardes-côtes turcs alors que son bateau faisait route vers la Grèce, le 19 septembre 2005.
26 - Une inconnue, âgée de 44 ans et originaire d’Albanie, a été tuée par balle par la police grecque près de la frontière macédonienne, le 10 septembre 2005.
28 - Un homme de 23 ans, originaire de Yougoslavie, est mort d’une embolie pulmonaire dans un centre de détention, le 27 septembre 2004 : il n’a pas reçu d’assistance médicale.
30 - Un homme, originaire du Vietnam, a été tué par balle par la police devant son appartement à Purmerend en Hollande, en juillet 2004.
31 - Azrar Ayub, un homme de 24 ans, est mort à l’hôpital de Prestwich en Grande-Bretagne, le 28 mai 2004, après avoir reçu des sédatifs.
32 - Kabeya DimukaBijoux, un homme de 35 ans originaire du Congo, est mort des blessures reçues au cours de arrestation au centre Haslar, à Gosport, en Grande-Bretagne, le 1er mai 2004.
33 - Mohamed Ezzoubair, originaire du Maroc, a été tué par balle par la police à Ceuta, enclave espagnole au Maroc, le 11 avril 2004. Son corps a été caché pendant plusieurs jours près de la frontière marocaine.
35 - Vullnet Bytyci, un jeune homme de 18 ans originaire d’Albanie, a été tué par balle par un garde-frontière alors qu’il essayait de passer la frontière entre l’Albanie et la Grèce, le 23 septembre 2003.
37 - Cheibani Wague, originaire de Mauritanie, est mort étouffé par la police à Vienne, après des maltraitances physiques, le 15 juillet 2003.
39- Osuigwe C. Kenechukwu, un homme de 22 ans originaire du Nigeria, est mort de « non assistance médicale » au centre pour réfugiés en transit à Oberbüren, en Suisse, le 12 février 2003.
41 - Tina, une enfant de 3 ans originaire de Chine, est morte de « non assistance médicale » dans un centre pour demandeurs d’asile en Hollande, le 23 juin 2002.
42. Sillih Peder et Cahir, deux hommes de 23 et 28 ans originaires du Bangladesh, ont été tués par balle par la police alors qu’ils essayaient d’entrer en Turquie près de Aslanyazi, le 19 juin 2002.
44 - Riaz Omar Faruq, Syed Bilal, Asif Javed, Khalid Iqbal, Ijaz Ahmad, Hussayn Shah et Muhammad Riaz, originaires du Pakistan, ont été tués par balle par la police près de Skopje, à la frontière entre la Bulgarie et la Macédoine, en mars 2002.
45 - Seval Sebahtin Rasin, un homme de 26 ans, a été battu à mort par des gardes à la frontière entre la Bulgarie et la Turquie, le 17 février 2002.
46 - Un inconnu est mort dans un centre de détention en Belgique par négligence médicale, le 3 février 2002.
47 - Metin Güngör et Hasan Kalkan, âgés de 18 et 15 ans, ont été tués par balle alors qu’il essayait de passer la frontière entre l’Iran et la Turquie, le 12 janvier 2002.
48 - Un bébé, originaire du Kosovo, est mort d’une pneumonie (« non assistance médicale »), le 28 novembre 2001. Il attendait une place dans un camp pour réfugiés en Autriche.
49 - Une femme, originaire d’Afrique, est morte dans un camp de détention en Turquie, le 22 juillet 2001.
51 - Samson Chukwu, un homme de 27 ans originaire du Nigeria, est mort étouffé à Granges en Suisse, pendant son expulsion vers le Nigeria, le 1er mai 2001.
52 - Une enfant, âgée de 2 ans et originaire du Pakistan, est morte de « non assistance médicale » au centre de Waddinxveen, en Hollande, le 22 février 2001.
53 - Abdelhadi Lamhamdi, âgé de 23 ans et originaire du Maroc, a été tué par balle par la police sur une plage à Cadiz, en Espagne, le 3 décembre 2000.
54 - Un homme, originaire du Rwanda, est mort de « non assistance médicale » dans une prison au sud-est d’Amsterdam, en Hollande, alors qu’il était très malade (décembre 2000).
55 - Deux hommes, originaires du Bangladesh, ont été tués par balle par des gardes-frontière turcs alors qu’ils essayaient d’entrer en Turquie par l’Iran, le 15 novembre 2000.
56 - Un homme, originaire d’Albanie, a été tué par la police grecque à Florina, une ville frontalière macédonienne, le 1er novembre 2000.
57 - Halil Aygun, originaire du Kurdistan, a été tué par des gardes-frontière alors qu’il essayait de s’enfuir d’un camp en Hongrie, le 30 octobre 2000.
58 - Trente-deux inconnus sont morts noyés quand leur bateau à fait naufrage : les autorités n’ont pas lancé d’opération de secours (5 août 2000).
60 - Hamid Sabur, âgé de 5 ans et originaire d’Afghanistan, est mort de « non assistance médicale » au centre de détention de Gols, en Autriche, le 17 mai 2000.
61 - Neuf inconnus, originaires d’Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan, ont été tués par balle par la police frontalière turque, alors qu’ils essayaient de passer la frontière entre l’Iran et la Turquie, le 10 mai 2000.
62 - Un inconnu, originaire du Nigeria, est mort dans des circonstances suspectes au centre pour réfugiés de Györ, en Hongrie, le 23 mars 2000.
63 - Zdravko Nikolov Dimitrov, originaire de Bulgarie, a été tué par balle par la police à Braunschweig, en Allemagne, alors qu’il résistait à sa déportation, le 21 décembre 1999.
65 - Aamir M. Ageeb, un homme de 30 ans originaire du Soudan, est mort étouffé par le casque utilisé pour le calmer, pendant sa déportation à l’aéroport de Francfort, en Allemagne, le 28 mai 2005.
66 - Marcus Omofuma, un homme de 25 ans originaire du Nigeria, est mort étouffé par le scotch qu’il avait sur la bouche, pendant sa déportation de Vienne en Autriche vers Sofia en Bulgarie (1er mai 1999). Lire à propos de cet assassinat le billet « Rendez-vous à Sharon Stone » et l’histoire de la déportation de Marcus Omofuma par Werner Eder (Vienne).
67 - Khaled Abuzarifeh, un homme de 27 ans originaire de Palestine, est mort étouffé alors qu’il était bâillonné durant sa déportation depuis l’aéroport de Zurich en Suisse (3 mars 1999).
68 - Deux bébés, originaires de Bosnie, sont morts à cause des conditions hygiéniques déplorables du camp de réfugiés de Muratella, en Italie (février 1999).
70 - Un inconnu, originaire d’Albanie, a été tué par balle par des gardes-frontière effectuant un contrôle d’identité dans un train allant en Italie (août 1998).
71 - Ibrahima Sey, âgé de 29 ans et originaire de Gambie, est mort étouffé par du gaz lacrymogène alors qu’il était menotté dans un commissariat de Londres, au Royaume-Uni (16 mars 1996).
72 - Todor Bogdanovic, un jeune garçon de 8 ans originaire de Yougoslavie, a été tué par balle par la police française alors qu’il essayait d’entrer en France par les Alpes italiennes (20 août 1995).
73 - Un bébé, originaire du Zaïre, est mort-né au centre d’urgence près de Caserta, en Italie. Le médecin a refusé d’aider la mère (mai 1995).
74 - Un inconnu, originaire d’Albanie, a été tué par balle par les gardes-frontière grecs (29 mars 1995).
75 - Un inconnu, originaire d’Albanie, a été tué par balle par un policier près de Florina en Grèce (26 février 1995).
76 - Sammy Nelson, originaire du Liberia, a été battu à mort pendant son arrestation au camp de Munich en Allemagne (2 février 1995).
77 - G. Selvarajah, originaire du Sri Lanka, est mort après une attaque raciste ignorée par le personnel de l’hôpital de Palerme, en Italie (janvier 1995).
78 - Shiji Lapite, originaire du Nigeria, est mort étouffé par la clef d’étranglement infligée par un policier pendant son arrestation à Londres (16 décembre 1994).
79 - Un jeune homme de 19 ans, originaire de Roumanie, a été tué d’une balle dans la tête par un policier à Kyritz en Allemagne (15 juin 1994).
80 - Un jeune homme de 18 ans, originaire de Roumanie, a été tué d’une balle dans le dos par un policier près de Trebnitz en Allemagne, lors d’une inspection de véhicule (25 février 1994).
Déplacements forcés : l’image et le discours
Compléments documentaires
Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) Groupe d’information et de soutien aux immigrés (Gisti) Réseau Migreurop et Atlas des migrants en Europe Statewatch Section Asile et migrations du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) Réseau Education Sans Frontières (RESF) Cimade Association nationale des visiteurs de prison (ANVP)A lire ou à relire dans « Le Monde diplomatique » :
« Comment l’Union européenne enferme ses voisins », par Claire Rodier et Alain Morice, juin 2010. « Roms et gens du voyage : l’histoire d’une persécution transnationale », par Céline Bergeon, La valise diplomatique, 29 juillet 2010. « Jungles. Abris de fortune aux abords de la Manche », chronique d’un livre de photographies de Jean Revillard, mars 2010. « Les “doigts brûlés” de Calais », par Jean-Marc Manach, La valise diplomatique, 25 septembre 2009. « Migrations, sauvetage en mer et droits humains », par Philippe Rekacewicz, Visions cartographiques, 27 septembre 2009. « Les camps d’étrangers, symbole d’une politique », par Olivier Clochard, Visions cartographiques, 1er juin 2010.
Notes
[1] Annick Lantennois, historienne du design graphique, « Colloque sur le design graphique », Ecole régionale des beaux-arts de Valence, mars 2007.[2] Jacques Bertin (1918-2010) est un cartographe français, père de la « sémiologie graphique ».
[3] Jacques Bertin, Sémiologie graphique – Les diagrammes, les réseaux, les cartes, 4e édition, 2005.
[4] International System of TYpographic Picture Education. En français : système international d’éducation par les images typographiques. Il s’agit d’un langage visuel international créé en 1920 par le sociologue autrichien Otto Neurath (1882–1945) et par l’artiste graphiste allemand Gerd Arntz (1900–1988).
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