Par Benjamin Fernandez
Pour http://www.monde-diplomatique.fr
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Le 20 mars, les Haïtiens sont appelés aux urnes. « A nouveau », pourrait-on dire : ils y avaient déjà été conviés le 28 novembre 2010 (1). Le scrutin présidentiel visait alors à reconstruire l’Etat pour reconstruire le pays. Dénaturé par la fraude, la tutelle étrangère et une épidémie de choléra, il avait plongé le pays dans une nouvelle crise, politique cette fois (2). Quatre mois plus tard, lors du second tour (une nouveauté dans l’histoire du pays), les enjeux demeurent les mêmes. Mais plus aigus : la population est au bord de l’épuisement.
Symboliquement, le scrutin se déroulera vingt-cinq ans après la chute de la dictature duvaliériste. Vingt-cinq années de gouvernements entravés par les institutions financières, par l’intromission des puissances tutélaires, ébranlés par les coups d’Etat et rongés par la corruption des élites. Vingt-cinq années sans parvenir à mettre le pays sur la voie du développement et de la démocratie.
Le vote aura également lieu un peu plus d’un an après le séisme ravageur du 12 janvier 2010 (3). Une année au cours de laquelle l’Etat haïtien et l’aide internationale se sont montrés incapables de mettre en œuvre la reconstruction du pays. Une année sans que ne s’améliorent vraiment les conditions de vie des Haïtiens.
Plus d’un million de personnes vivent toujours sous les tentes qui s’étendent à perte de vue sur les flancs des mornes dominant Port-Au-Prince et sur la place du Champ de Mars au bas de la ville. Trois millions d’Haïtiens se trouvent en situation d’insécurité alimentaire et le chômage atteint 80 %. « L’urgence » s’éternise : l’épidémie de choléra introduite accidentellement par le contingent népalais de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) a fait officiellement plus de cinq mille victimes depuis le mois d’octobre et semble s’être installée pour longtemps. La présence massive d’organisations non gouvernementales (ONG) a entraîné une flambée des prix et accru la dépendance de la population.
Les promesses des donateurs internationaux sont restées largement lettre morte et une partie des sommes réellement décaissées restent gelées faute d’institutions publiques solides et fiables. La capitale, déjà saturée et délabrée avant le tremblement de terre, est plus que jamais impraticable et irrespirable en raison de la nuée de poussière en suspension et des amoncellements de gravats. Difficile d’imaginer qu’elle puisse être à court terme transformée en ville opérationnelle. La population est une fois de plus livrée à elle-même.
Et rien ne laisse imaginer que l’élection apportera les changements qu’espère la population. Qu’on en juge : les résultats définitifs du premier tour de l’élection présidentielle ne sont pas encore publiés, le candidat du pouvoir Jude Célestin a été écarté sous pression d’une partie de l’électorat et de la diplomatie américaine après de fortes suspicions de fraudes et les deux candidats restants — sur les dix-neuf prétendants initiaux — suscitent plus d’inquiétude que d’espoir.
Point de programme clair, mais des moyens et un style de campagne inédits. Ainsi, si vous êtes affilié à un opérateur téléphonique en Haïti, vous aurez certainement reçu un appel de M. Michel Martelly ou de Mme Mirlande Manigat, qui s’enquiert de votre santé et de celle de votre famille avant de vous inviter à « bien » voter. Ce message préenregistré a d’ailleurs retenu l’attention du commandant de la base américaine de Fort Bragg : il a décidé de déclencher l’alerte et d’évacuer plusieurs bâtiments de peur que l’énergique exhortation en créole de M. Martelly à voter tèt kale (« votez pour le crâne rasé ») ne constitue une menace terroriste.
Mme Manigat, épouse de l’ex-président Leslie Manigat qui avait été balayé par un coup d’Etat en 1988 et s’est présenté sans succès à toutes les élections depuis, est proche de la démocratie chrétienne et des formations libérales du continent. Si elle a reçu le soutien de la puissante Eglise protestante et des intellectuels, elle reste globalement peu populaire auprès des jeunes générations étant donnée sa proximité avec l’élite métisse qui a toujours veillé à la conservation de ses intérêts. Une image qu’elle essaie vainement de briser en apparaissant aux côtés de sportifs et de groupes de rap dans les quartiers populaires.
De son côté, M. Martelly était plus connu avant sa candidature sous le surnom de « Sweet Micky », chanteur autoproclamé « président du Compas », musique très populaire en Haïti. Sous des abords sympathiques de chanteur excentrique, proche de Wyclef Jean et autres célébrités américaines, M. Martelly incarne une nouvelle figure de la démagogie extrémiste. Car s’il est un novice sur la scène du pouvoir, il s’est illustré par le passé aux côtés des militaires putschistes qui renversèrent en 1991 le premier président élu au suffrage universel, M. Jean Bertrand Aristide. Il était à cette époque proche du Fraph, une milice des quartiers riches lancée aux côtés d’escadrons de la mort dans la répression des habitants des quartiers pauvres fidèles au président. Il ne cache d’ailleurs pas son admiration pour l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier, qui vient de faire son retour au mépris de la justice de son pays. La popularité de M. Martelly est la plus forte parmi les jeunes qui n’ont pas connu la dictature de « Bébé Doc » ni celle des militaires putschistes. Il est également apprécié dans les bidonvilles qui souffrent de l’insécurité dans les quartiers du bas de la ville où ils résident ou se rendent travailler (4).
Resté in extremis dans la course après l’éviction du candidat du pouvoir, celui qui se présente comme l’« outsider » désormais favori a connu une ascension fulgurante. Un succès qui ne semble pas uniquement dû à son charisme naturel ou à son (introuvable) engagement pour le pays. La firme Sola, basée à Madrid, qui avait pris en main la campagne de M. Felipe Calderón en 2006 au Mexique, a dirigé la campagne de M. Martelly au cours des sept dernières semaines (5). Les soutiens financiers de M. Martelly souhaitent rester discrets, mais celui affiché par l’ancien porte-parole de l’ambassade américaine — M. Stanley Schager, qui avait joué un rôle essentiel pendant le coup d’Etat de 1991 orchestré par la CIA (6) et la période d’embargo —, en dit plus qu’il n’aimerait sur ses bienfaiteurs : « J’espère qu’il sera le prochain président d’Haïti. Il pourrait être le dernier espoir de ce pays ignoré et désespéré (7). » Deux semaines avant les élections, la priorité du candidat a été de rendre visite aux milieux d’affaires de Miami : « Il pourrait être le Berlusconi haïtien », ironise le romancier Gary Victor, fin portraitiste de dictateurs tropicaux (8), attablé à la terrasse fleurie de l’hôtel historique Olofsson, où M. Martelly compte pourtant de nombreux sympathisants. Beaucoup se disent prêts à voter pour lui afin de « tenter un changement, n’importe lequel », rappelle-t-il, alors que « le séisme a révélé la nullité de l’Etat, et que la faillite de toutes les gauches a ouvert la voie à un populisme d’extrême droite ».
Mais, plus grave encore, les méthodes employées par le candidat rappellent de sombres heures de l’histoire politique haïtienne. Le 9 mars, lors, d’un débat télévisé, il a explicitement averti le journaliste Gotson Pierre de possibles représailles de la « rue », après que celui-ci l’eut interrogé sur ses faillites immobilières en Floride (9). Des menaces qui ne sont pas sans rappeler les violences dont ont été victimes plusieurs journalistes lors des manifestations en faveur du candidat au lendemain de la publication des résultats préliminaires du premier tour, le 7 décembre 2010. En outre, trois poseurs d’affiches de campagne de Mme Manigat ont été retrouvés morts après avoir été torturés et une série d’« incidents » a visé l’équipe de la candidate depuis dix jours. M. Martelly avait prévenu au lendemain du premier tour : il ne se laisserait pas voler « sa victoire ».
Dans ce contexte, le choix de Mme Manigat paraît moins risqué à certains. Elle garantirait « un minimum de moralité », selon un homme venu réclamer sa carte électorale, rencontré dans le quartier Turgeau. Mais, rappelle Victor, la candidate représente un clan rétrograde qui a favorisé l’exclusion sans apporter la moindre réponse aux problèmes du pays ni inquiéter les « voyous » des bidonvilles (ou ceux du Palais présidentiel). « Nous sommes encore dans un système d’exclusion », conclut-il. Pour Pierre, « l’élection pourrait marquer un retour des appareils conservateurs dans le dispositif de pouvoir ».
Le fond du problème, confie le fondateur de l’agence Alterpresse, porte-voix des luttes sociales haïtiennes, c’est « le vide de structure politique qui est une conséquence du coup d’Etat de 1991. Celui-ci avait marqué un coup d’arrêt à l’effort d’organisation politique généré dans l’opposition à Duvalier ». « La véritable nouveauté de ce second tour, poursuit-il, c’est qu’il rompt définitivement avec la seule organisation politique véritable depuis la fin de la dictature : le parti Lavalas du président Aristide, organisation qui a dominé sans partage la vie politique depuis 20 ans. »
Or, l’ancien président en exil depuis sept ans en Afrique du Sud vient de faire son retour en Haïti, à la suite de l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier un mois avant lui. Mais à la différence de ce dernier — dont le retour très médiatisé aura servi à détourner quelque temps l’attention des affaires de corruption du gouvernement de M. Préval (10) sans présenter de réel danger pour la classe politique — l’ancien président ne laisse pas de préoccuper les candidats et les forces internationales en présence. Le président américain Barack Obama et le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon sont tour à tour intervenus auprès du président sud-africain Jacob Zuma pour qu’il accepte de retenir encore au moins un mois son « invité ». De son côté, l’ambassadeur français, M. Didier Le Bret, a déclaré que le retour de M. Aristide avant le second tour du scrutin n’était pas « une bonne idée » (11), estimant que « l’ancien président serait, pour l’instant, une source de tension (...) néfaste à la tenue du second tour du scrutin ». Devant l’ambassade américaine, les manifestants ont répondu que « sans retour, il n’y a pas de deuxième tour ». En effet, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par les Etats-Unis, stipule que « nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ». Cependant, le secrétaire général du Comité des avocats pour le respect des libertés individuelles (CARLI), M. Renand Hédouville, ajoute que M. Aristide « doit être prêt à répondre aux questions de la justice pour les multiples violations de droits humains qui se sont produites sous son gouvernement (12) ».
Adossée à un parti divisé, coupé de sa base, et étroitement surveillé par les nations qui l’avaient contraint à signer sa démission, l’influence du très populaire « prêtre des bidonvilles » — qui avait lui aussi fini par révéler un considérable appétit de pouvoir — est sensiblement affaiblie. Néanmoins, la continuité des problèmes sociaux, le marasme politique prévisible et la trahison probable des promesses à l’horizon des élections pourraient lui attirer une nouvelle sympathie.
Cristallisant les mécontentements populaires, le retour d’Aristide pourrait aggraver la crise politique. « Le pire n’est peut-être pas encore arrivé », estime, inquiet, Gotson Pierre.
Le vote aura également lieu un peu plus d’un an après le séisme ravageur du 12 janvier 2010 (3). Une année au cours de laquelle l’Etat haïtien et l’aide internationale se sont montrés incapables de mettre en œuvre la reconstruction du pays. Une année sans que ne s’améliorent vraiment les conditions de vie des Haïtiens.
Plus d’un million de personnes vivent toujours sous les tentes qui s’étendent à perte de vue sur les flancs des mornes dominant Port-Au-Prince et sur la place du Champ de Mars au bas de la ville. Trois millions d’Haïtiens se trouvent en situation d’insécurité alimentaire et le chômage atteint 80 %. « L’urgence » s’éternise : l’épidémie de choléra introduite accidentellement par le contingent népalais de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) a fait officiellement plus de cinq mille victimes depuis le mois d’octobre et semble s’être installée pour longtemps. La présence massive d’organisations non gouvernementales (ONG) a entraîné une flambée des prix et accru la dépendance de la population.
Les promesses des donateurs internationaux sont restées largement lettre morte et une partie des sommes réellement décaissées restent gelées faute d’institutions publiques solides et fiables. La capitale, déjà saturée et délabrée avant le tremblement de terre, est plus que jamais impraticable et irrespirable en raison de la nuée de poussière en suspension et des amoncellements de gravats. Difficile d’imaginer qu’elle puisse être à court terme transformée en ville opérationnelle. La population est une fois de plus livrée à elle-même.
Et rien ne laisse imaginer que l’élection apportera les changements qu’espère la population. Qu’on en juge : les résultats définitifs du premier tour de l’élection présidentielle ne sont pas encore publiés, le candidat du pouvoir Jude Célestin a été écarté sous pression d’une partie de l’électorat et de la diplomatie américaine après de fortes suspicions de fraudes et les deux candidats restants — sur les dix-neuf prétendants initiaux — suscitent plus d’inquiétude que d’espoir.
Point de programme clair, mais des moyens et un style de campagne inédits. Ainsi, si vous êtes affilié à un opérateur téléphonique en Haïti, vous aurez certainement reçu un appel de M. Michel Martelly ou de Mme Mirlande Manigat, qui s’enquiert de votre santé et de celle de votre famille avant de vous inviter à « bien » voter. Ce message préenregistré a d’ailleurs retenu l’attention du commandant de la base américaine de Fort Bragg : il a décidé de déclencher l’alerte et d’évacuer plusieurs bâtiments de peur que l’énergique exhortation en créole de M. Martelly à voter tèt kale (« votez pour le crâne rasé ») ne constitue une menace terroriste.
Mme Manigat, épouse de l’ex-président Leslie Manigat qui avait été balayé par un coup d’Etat en 1988 et s’est présenté sans succès à toutes les élections depuis, est proche de la démocratie chrétienne et des formations libérales du continent. Si elle a reçu le soutien de la puissante Eglise protestante et des intellectuels, elle reste globalement peu populaire auprès des jeunes générations étant donnée sa proximité avec l’élite métisse qui a toujours veillé à la conservation de ses intérêts. Une image qu’elle essaie vainement de briser en apparaissant aux côtés de sportifs et de groupes de rap dans les quartiers populaires.
De son côté, M. Martelly était plus connu avant sa candidature sous le surnom de « Sweet Micky », chanteur autoproclamé « président du Compas », musique très populaire en Haïti. Sous des abords sympathiques de chanteur excentrique, proche de Wyclef Jean et autres célébrités américaines, M. Martelly incarne une nouvelle figure de la démagogie extrémiste. Car s’il est un novice sur la scène du pouvoir, il s’est illustré par le passé aux côtés des militaires putschistes qui renversèrent en 1991 le premier président élu au suffrage universel, M. Jean Bertrand Aristide. Il était à cette époque proche du Fraph, une milice des quartiers riches lancée aux côtés d’escadrons de la mort dans la répression des habitants des quartiers pauvres fidèles au président. Il ne cache d’ailleurs pas son admiration pour l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier, qui vient de faire son retour au mépris de la justice de son pays. La popularité de M. Martelly est la plus forte parmi les jeunes qui n’ont pas connu la dictature de « Bébé Doc » ni celle des militaires putschistes. Il est également apprécié dans les bidonvilles qui souffrent de l’insécurité dans les quartiers du bas de la ville où ils résident ou se rendent travailler (4).
Resté in extremis dans la course après l’éviction du candidat du pouvoir, celui qui se présente comme l’« outsider » désormais favori a connu une ascension fulgurante. Un succès qui ne semble pas uniquement dû à son charisme naturel ou à son (introuvable) engagement pour le pays. La firme Sola, basée à Madrid, qui avait pris en main la campagne de M. Felipe Calderón en 2006 au Mexique, a dirigé la campagne de M. Martelly au cours des sept dernières semaines (5). Les soutiens financiers de M. Martelly souhaitent rester discrets, mais celui affiché par l’ancien porte-parole de l’ambassade américaine — M. Stanley Schager, qui avait joué un rôle essentiel pendant le coup d’Etat de 1991 orchestré par la CIA (6) et la période d’embargo —, en dit plus qu’il n’aimerait sur ses bienfaiteurs : « J’espère qu’il sera le prochain président d’Haïti. Il pourrait être le dernier espoir de ce pays ignoré et désespéré (7). » Deux semaines avant les élections, la priorité du candidat a été de rendre visite aux milieux d’affaires de Miami : « Il pourrait être le Berlusconi haïtien », ironise le romancier Gary Victor, fin portraitiste de dictateurs tropicaux (8), attablé à la terrasse fleurie de l’hôtel historique Olofsson, où M. Martelly compte pourtant de nombreux sympathisants. Beaucoup se disent prêts à voter pour lui afin de « tenter un changement, n’importe lequel », rappelle-t-il, alors que « le séisme a révélé la nullité de l’Etat, et que la faillite de toutes les gauches a ouvert la voie à un populisme d’extrême droite ».
Mais, plus grave encore, les méthodes employées par le candidat rappellent de sombres heures de l’histoire politique haïtienne. Le 9 mars, lors, d’un débat télévisé, il a explicitement averti le journaliste Gotson Pierre de possibles représailles de la « rue », après que celui-ci l’eut interrogé sur ses faillites immobilières en Floride (9). Des menaces qui ne sont pas sans rappeler les violences dont ont été victimes plusieurs journalistes lors des manifestations en faveur du candidat au lendemain de la publication des résultats préliminaires du premier tour, le 7 décembre 2010. En outre, trois poseurs d’affiches de campagne de Mme Manigat ont été retrouvés morts après avoir été torturés et une série d’« incidents » a visé l’équipe de la candidate depuis dix jours. M. Martelly avait prévenu au lendemain du premier tour : il ne se laisserait pas voler « sa victoire ».
Dans ce contexte, le choix de Mme Manigat paraît moins risqué à certains. Elle garantirait « un minimum de moralité », selon un homme venu réclamer sa carte électorale, rencontré dans le quartier Turgeau. Mais, rappelle Victor, la candidate représente un clan rétrograde qui a favorisé l’exclusion sans apporter la moindre réponse aux problèmes du pays ni inquiéter les « voyous » des bidonvilles (ou ceux du Palais présidentiel). « Nous sommes encore dans un système d’exclusion », conclut-il. Pour Pierre, « l’élection pourrait marquer un retour des appareils conservateurs dans le dispositif de pouvoir ».
Le fond du problème, confie le fondateur de l’agence Alterpresse, porte-voix des luttes sociales haïtiennes, c’est « le vide de structure politique qui est une conséquence du coup d’Etat de 1991. Celui-ci avait marqué un coup d’arrêt à l’effort d’organisation politique généré dans l’opposition à Duvalier ». « La véritable nouveauté de ce second tour, poursuit-il, c’est qu’il rompt définitivement avec la seule organisation politique véritable depuis la fin de la dictature : le parti Lavalas du président Aristide, organisation qui a dominé sans partage la vie politique depuis 20 ans. »
Or, l’ancien président en exil depuis sept ans en Afrique du Sud vient de faire son retour en Haïti, à la suite de l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier un mois avant lui. Mais à la différence de ce dernier — dont le retour très médiatisé aura servi à détourner quelque temps l’attention des affaires de corruption du gouvernement de M. Préval (10) sans présenter de réel danger pour la classe politique — l’ancien président ne laisse pas de préoccuper les candidats et les forces internationales en présence. Le président américain Barack Obama et le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon sont tour à tour intervenus auprès du président sud-africain Jacob Zuma pour qu’il accepte de retenir encore au moins un mois son « invité ». De son côté, l’ambassadeur français, M. Didier Le Bret, a déclaré que le retour de M. Aristide avant le second tour du scrutin n’était pas « une bonne idée » (11), estimant que « l’ancien président serait, pour l’instant, une source de tension (...) néfaste à la tenue du second tour du scrutin ». Devant l’ambassade américaine, les manifestants ont répondu que « sans retour, il n’y a pas de deuxième tour ». En effet, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par les Etats-Unis, stipule que « nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ». Cependant, le secrétaire général du Comité des avocats pour le respect des libertés individuelles (CARLI), M. Renand Hédouville, ajoute que M. Aristide « doit être prêt à répondre aux questions de la justice pour les multiples violations de droits humains qui se sont produites sous son gouvernement (12) ».
Adossée à un parti divisé, coupé de sa base, et étroitement surveillé par les nations qui l’avaient contraint à signer sa démission, l’influence du très populaire « prêtre des bidonvilles » — qui avait lui aussi fini par révéler un considérable appétit de pouvoir — est sensiblement affaiblie. Néanmoins, la continuité des problèmes sociaux, le marasme politique prévisible et la trahison probable des promesses à l’horizon des élections pourraient lui attirer une nouvelle sympathie.
Cristallisant les mécontentements populaires, le retour d’Aristide pourrait aggraver la crise politique. « Le pire n’est peut-être pas encore arrivé », estime, inquiet, Gotson Pierre.
Benjamin Fernandez
(2) Lire Alexander Main, « Voter dans un pays qui ne s’appartient plus », Le Monde diplomatique, janvier 2011.
(3) Lire Christophe Wargny, « Haïti, la tectonique de la misère », Le Monde diplomatique, février 2010.
(4) L’insécurité dans ces quartiers s’explique, entre autres, par le fait que l’ex-président Aristide, en armant principalement ses partisans de Cité Soleil et de Carrefour, a créé des rivalités entre les bidonvilles.
(5) « Campaign fixer sweetens prospects for Haiti’s Michel Martelly », The Toronto Star, 6 décembre 2010.
(6) Voir le rapport de l’organisation Human Rights Watch publié en 1997 (http://www.unhcr.org/refworld/publi...).
(7) Le Nouvelliste, 23 février 2011.
(8) Il est l’auteur, entre autres, d’une série de récits littéraires qui tournent en dérision un despote fictif, Albert Buron, dans une île des Caraïbes, et sont réunis dans le recueil Chroniques d’un leader haïtien comme il faut : les meilleures d’Albert Buron, Mémoire d’encrier, Montréal, 2006.
(9) The Miami Herald a révélé le 7 mars que trois maisons de la famille Martelly ont été confisquées dans le sud de la Floride par des banques pour non-paiement : « Haiti candidate Martelly lost three S. Florida properties to foreclosure ».
(10) L’irruption de Bébé Doc sur la scène médiatique a correspondu à un effacement subit des requêtes formulées au président Préval pour qu’il rende des comptes concernant le financement occulte du Centre national des équipements (CNE) dirigé par M. Jude Célestin, des contrats signés sans preuve d’appel d’offres préalable, ainsi qu’au sujet d’assassinats non élucidés autour de ces affaires. Lire Leslie Péan, « Le cataclysme des Duvalier et celui du 12 janvier 2010 », Alterpresse, 15 mars 2010.
(11) « Le retour d’Aristide “n’est pas une très bonne idée”, selon la France », Alterpresse, 1er mars 2011.
(12) « Retour d’Aristide : quelles considérations au niveau des secteurs de droits humains ? », Alterpresse, 18 mars 2011.
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