par Benjamin Vautrin
pour http://blog.mondediplo.net
En septembre, M. Loukachenko annonce que les élections présidentielles seront avancées au 19 décembre, anticipant ainsi de plus de quatre mois l’échéance électorale et prenant de court l’opposition. Il a quelques raisons d’être pressé. Fort de son expérience passée, il sait qu’il est plus facile de gérer des manifestants par -15°C plutôt qu’au début du printemps. Par ailleurs, les lignes de crédit s’épuisent, et il risque de ne plus pouvoir payer pensions et salaires, ce qui en pleine période électorale alimenterait l’instabilité sociale. Enfin, il est plus facile de renégocier les prêts avec la Russie en qualité de nouveau président.
Soufflant le chaud et le froid, feignant de se rapprocher de l’Europe, puis se retournant finalement vers le « grand frère russe », M. Loukachenko règle le curseur de ses relations en fonction de ses besoins de crédit auprès de l’Europe, de l’application incertaine des accords douaniers sur le lait ou le gaz avec la Russie, et de la nécessité de flatter la fibre nationaliste en jouant la carte de l’indépendance et du « seul contre tous », entretenant le mythe d’une Biélorussie indépendante et économiquement stable.
La faiblesse de son commerce extérieur met effectivement la Biélorussie à l’abri des crises systémiques. Mais son indépendance est toute relative : sans ressources énergétiques propres, sans accès à la mer, son budget dépend en grande partie des ristournes accordées par la Russie sur le prix du gaz et pétrole (42 milliards de dollars sur les dix dernières années). A titre de comparaison, le budget du pays pour 2010 était de 10 milliards de dollars, et sa dette dépassait 25 milliards de dollars.
Bien que Moscou ait durci le ton, sa politique à l’égard de M. Loukachenko n’a pas réellement changé. Il reste un allié stratégique de la Russie pour le transit du gaz vers l’Europe, du moins tant que les gazoducs Nordstream et South Stream ne seront pas mis en service. Malgré cela, en septembre 2010, Moscou tire un gros coup de semonce : sur la chaîne de télévision NTV sont diffusés une série de quatre reportages présentant Loukachenko comme « le Parrain » biélorusse, décrivant dans le détail son réseau d’influence et surtout le nommant explicitement comme responsable des assassinats d’opposants, dont celui d’Oleg Bebenin [1] quelques jours plus tôt. Le même type de reportage ayant été utilisé par le Kremlin pour préparer l’opinion publique au limogeage de Youri Lujkov, les biélorusses ont secrètement espéré que la Russie se préparait aussi à « limoger » Loukachenko, deux mois avant les élections !
Le président biélorusse se tourne alors vers l’Europe — démarche déjà amorcée en 2008 quand il avait refusé de reconnaître l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud pour marquer son indépendance face à la Russie — et le 2 novembre, l’Union européenne, par le biais de l’émissaire polonais Radoslav Sikorskiy, fait une promesse d’aide financière de 3 milliards d’euros, à la condition que soient organisées des élections démocratiques.
Contraint, M. Loukachenko fait semblant de jouer l’ouverture. Il autorise, pour tous les candidats, deux passages à la radio, deux fois trente minutes d’antenne sur BTCanal1 et un débat d’une heure (auquel lui-même refusera de participer) ainsi que la publication de leur profession de foi dans la presse contrôlée par l’état. Ce service minimum est dénoncé par les neuf candidats concernés, mais néanmoins mis à profit pour aborder des sujets jamais évoqués par les médias biélorusses : le scandale de Tchernobyl et du million de biélorusses qui vivent toujours en zone contaminée, les disparitions d’opposants, l’endettement du pays, ce mystérieux « fond présidentiel » de 900 millions de dollars qui n’apparaît dans aucune comptabilité officielle, et bien sûr, les falsifications massives des élections.
Cette configuration joue contre les candidats. La toute petite « fenêtre d’expression » ne leur permet pas de s’exprimer harmonieusement, leur discours apparaît agressif, décalé, par rapport à l’image édulcorée que les médias nationaux donnent du pays. Ces candidats présentent bien un front solidaire entre eux, mais ne font preuve de combativité que contre Loukachenko, oubliant presque de mettre en valeur ce qui fait leur singularité. Beaucoup de votants indécis leur ont reproché de ne pas avoir de réel programme à présenter. Enfin, leur intervention télévisuelle ayant eu lieu quinze jours avant le scrutin, le président avait amplement le temps de démentir, contredire, diffamer, sans permettre aux candidats le moindre droit de réponse.
L’OSCE (dont les bureaux à Minsk ont depuis été fermés) a mesuré le temps de parole de chaque candidat entre le 25 novembre et le 5 décembre 2010 : 90 % du temps d’antenne pour M. Loukachenko contre 10 % répartis entre les neufs autres candidats… Les plus cyniques noteront tout de même une amélioration, puisque le temps de parole du président est normalement de 100 %.
Il existe deux chaines hertziennes biélorusses (Belarus TVCanal1, et STV) et deux chaînes d’origine Russe (ONT et NTV Belarus), très étroitement surveillées par le pouvoir qui censure régulièrement les programmes. Les très populaires programmes d’humour russe « Comedy Club » et « Projet Paris Hilton » se voient amputés, parfois au dernier moment, des sketchs mettant en scène Loukachenko. Il n’est pas rare de voir diffusé, sans explications, un clip musical avant la reprise du programme.
Pour les journaux télévisés, le traitement de l’information des chaînes russes est assuré par la rédaction locale à Minsk, qui n’a pas changé de ligne éditoriale depuis 1994 : la Biélorussie est un état indépendant et stable grâce à son président, le reste du monde est corrompu et instable. Seuls les Etats amis — Venezuela, Chine, Iran et Libye — ont les faveurs de l’actualité internationale.
Plus inquiétant encore que la censure, c’est la réécriture de l’Histoire. En mars 2006 lors des précédentes élections, des revues pornographiques et des seringues ont été placées dans les tentes des manifestants qui occupaient la place d’Octobre. Le même procédé a été utilisé au lendemain de la manifestation démocratique du 19 décembre 2010 : des barres de fer et des bouteilles de vodka ont été disposées sur les lieux de la manifestation, puis filmées par la télévision biélorusse. Les 30 000 à 40 000 manifestants pacifiques sont devenus « environ 3 000 marginaux alcooliques ». Il ne saurait être question d’un élan populaire mais bien, selon la thèse officielle, d’une contestation « marginale ». La ficelle peut paraître bien grosse, mais ici, le reportage diffamatoire est un exercice qui se pratique sans nuance et de manière très décomplexée. Le message passe assez bien auprès de la majorité des Biélorusses, pour qui Canal1 est la principale source d’information.
Depuis juillet 2010, un décret présidentiel [2]impose aux cafés Internet de noter le numéro de passeport de tous leurs clients et de conserver l’historique de navigation correspondant, supprimant du coup un des derniers espaces de liberté. Par ailleurs, l’Internet à domicile est centralisé par BelTelecom ce qui empêche tout anonymat. La presse indépendante (Nasha Niva, Narodnaja Volya) est soumise à une pression gouvernementale constante : contrôles fiscaux, remise en cause des licences de diffusion, ou numéros interdits lorsqu’ils contiennent un article « contre-présidentiel ».
Avec le plein contrôle des télécommunications, des médias, d’Internet, des syndicats [3] et des universités, Loukachenko a pu, en seize ans de pouvoir absolu, tisser un efficace réseau de propagande. La répression des opposants prend de multiples formes : licenciements, exclusion, sanctions financières...
Toute manifestation publique est soumise à une autorisation, qui bien sûr n’est jamais accordée. Tout participant à une manifestation est de fait hors-la-loi, et tout organisateur passible de prison. C’est ce qui est arrivé à six des neuf candidats, arrêtés et passés à tabac le soir des élections, ainsi qu’à plus de 600 manifestants et à des journalistes étrangers. A ce jour, les candidats Andrey Sannikov, Vladimir Niklaev [4], Nikolai Statkevitch, et Alexei Mikhalevitch, qui avaient ouvertement appelé à manifester, sont toujours emprisonnés et n’ont pu voir leurs avocats respectifs qu’une seule fois, le 29 décembre.
Le soir des élections, la plupart des sites Internet d’information, les réseaux sociaux, ainsi que l’accès à toutes les serveurs de courrier électronique étaient bloqués. Les antennes relais situées sur le lieu de la manifestation ont capté les signaux émis par les téléphones portables des manifestants, et M. Loukachenko a promis que tous les participants seraient identifiés et sanctionnés. Depuis le début du mois de janvier, les convocations et interrogatoires individuels se succèdent. Les personnes identifiées se voient offrir l’abandon des poursuites en échange d’un témoignage contre les candidats, afin d’alimenter le procès des figures de l’opposition qui a débuté mi-février. Alexandre Otroshenkov, le secrétaire du candidat Sannikov, premier à être jugé, a d’ores et déjà écopé de quatre ans d’enfermement en colonie pénitentiaire.
Tout comme Alexandre Kazulin, candidat aux élections de 2006 condamné à cinq ans de prison pour avoir appelé à manifester, et libéré au bout de deux ans et demi contre un crédit européen et des promesses allemandes d’investissement, les candidats actuellement emprisonnés sont la monnaie d’échange pour le rachat d’une respectabilité européenne et la négociation d’un éventuel nouveau crédit.
Les possibilités de frapper économiquement une Biélorussie endettée et en manque de liquidités [5] n’ont jamais été aussi grandes. Pourtant, l’Europe, toujours aussi frileuse, se limite à des sanctions diplomatiques symboliques et la Russie, même si elle se dit inquiète, reste très discrète, surtout depuis la réconciliation affichée des deux présidents lors des négociations douanières de décembre 2010. Que l’Europe cède à un prévisible chantage ne fera que renforcer la position de ce dictateur aux méthodes de voyou.
Le 8 septembre 2009, quatre cents jeunes Biélorusses se sont réunis pour commémorer de manière festive le 495e anniversaire de la bataille de Vorsha (1514), au cours de laquelle 30 000 soldats du duché de Litva réussirent à défaire une solide armée russe de 80 000 combattants.
Armés d’oreillers, de duvets et de jouets en peluche, les jeunes répartis en deux camps se sont affrontés jusqu’au coucher du soleil dans une atmosphère joyeuse, ne laissant comme trace de la guerre qu’un soyeux tapis de plumes blanches.
Devenues de véritables cartes de visites culturelles pour Minsk, accueillies avec un enthousiaste retentissement dans les médias des pays voisins, ces batailles ont été interdites par le gouvernement en 2010. « Cet événement est stupide. Je ne le comprends pas, c’est pourquoi j’ai décidé de l’interdire » a déclaré Mikhail Titenkov, membre du comité exécutif de la ville de Minsk.
La dernière bataille, celle qui commémorait la victoire « de Grunwald » a eu lieu en juillet 2010, et soixante-dix personnes y ont été arrêtées.
[2] Décret présidentiel n°60 entré en vigueur le 1er juillet 2010 nommé « mesure de sécurité nationale sur le segment internet » accompagné d’une liste d’une vingtaine de sites internet rendus inaccessibles.
[3] Un peu moins de 80% des entreprises sont gérées par l’Etat, et un scrutin anticipé est organisé dans les usines et universités, permettant de surveiller et au besoin, corriger, les suffrages exprimés.
[4] Vladimir Niklaev, retenu dans les locaux du KGB dès le soir des élections malgré un traumatisme crânien est en résidence surveillée à son domicile depuis le 29 janvier 2011
[5] En février, l’Etat a annoncé son intention de supprimer 15% des postes de fonctionnaires. Le pays a un déficit de liquidités de plus d’un milliard de dollars pour le premier semestre 2011.
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Finalement, la révolution n’a pas eu lieu en Biélorussie. Les quelques concessions accordées à l’opposition – dont l’accès aux médias est limité – lors de la période électorale de décembre 2010 avaient pourtant fait naître quelques espoirs. Ils furent très vite brisés par une brutale reprise en main. Réécrite, canalisée, censurée, l’information ne sert qu’une cause, celle du pouvoir en place. L’opposition reste isolée et peine à se structurer.
Loukachenko, seul contre la jeunesse ?
Le 21 janvier 2011, Alexandre Gregorevitch Loukachenko a officiellement pris — pour la quatrième fois consécutive — ses fonctions de président de la République de Biélorussie, un mois après avoir remporté les élections dès le premier tour avec 79,65 % des voix (selon les sources officielles, pour une participation de 90% ; les études indépendantes l’avaient crédité de 35 % des voix au premier tour). Comme les deux derniers scrutins, ces élections ont été entachées de fraudes massives et de pressions sur les votants, et donc une nouvelle fois invalidées par les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). La campagne présidentielle a pourtant présenté une configuration inédite où, en partie grâce aux pressions de l’Union européenne et la Russie, les membres de l’opposition ont pu avoir accès aux médias nationaux, et des observateurs étrangers assister au déroulement du scrutin.En septembre, M. Loukachenko annonce que les élections présidentielles seront avancées au 19 décembre, anticipant ainsi de plus de quatre mois l’échéance électorale et prenant de court l’opposition. Il a quelques raisons d’être pressé. Fort de son expérience passée, il sait qu’il est plus facile de gérer des manifestants par -15°C plutôt qu’au début du printemps. Par ailleurs, les lignes de crédit s’épuisent, et il risque de ne plus pouvoir payer pensions et salaires, ce qui en pleine période électorale alimenterait l’instabilité sociale. Enfin, il est plus facile de renégocier les prêts avec la Russie en qualité de nouveau président.
Soufflant le chaud et le froid, feignant de se rapprocher de l’Europe, puis se retournant finalement vers le « grand frère russe », M. Loukachenko règle le curseur de ses relations en fonction de ses besoins de crédit auprès de l’Europe, de l’application incertaine des accords douaniers sur le lait ou le gaz avec la Russie, et de la nécessité de flatter la fibre nationaliste en jouant la carte de l’indépendance et du « seul contre tous », entretenant le mythe d’une Biélorussie indépendante et économiquement stable.
La faiblesse de son commerce extérieur met effectivement la Biélorussie à l’abri des crises systémiques. Mais son indépendance est toute relative : sans ressources énergétiques propres, sans accès à la mer, son budget dépend en grande partie des ristournes accordées par la Russie sur le prix du gaz et pétrole (42 milliards de dollars sur les dix dernières années). A titre de comparaison, le budget du pays pour 2010 était de 10 milliards de dollars, et sa dette dépassait 25 milliards de dollars.
Bien que Moscou ait durci le ton, sa politique à l’égard de M. Loukachenko n’a pas réellement changé. Il reste un allié stratégique de la Russie pour le transit du gaz vers l’Europe, du moins tant que les gazoducs Nordstream et South Stream ne seront pas mis en service. Malgré cela, en septembre 2010, Moscou tire un gros coup de semonce : sur la chaîne de télévision NTV sont diffusés une série de quatre reportages présentant Loukachenko comme « le Parrain » biélorusse, décrivant dans le détail son réseau d’influence et surtout le nommant explicitement comme responsable des assassinats d’opposants, dont celui d’Oleg Bebenin [1] quelques jours plus tôt. Le même type de reportage ayant été utilisé par le Kremlin pour préparer l’opinion publique au limogeage de Youri Lujkov, les biélorusses ont secrètement espéré que la Russie se préparait aussi à « limoger » Loukachenko, deux mois avant les élections !
Le président biélorusse se tourne alors vers l’Europe — démarche déjà amorcée en 2008 quand il avait refusé de reconnaître l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud pour marquer son indépendance face à la Russie — et le 2 novembre, l’Union européenne, par le biais de l’émissaire polonais Radoslav Sikorskiy, fait une promesse d’aide financière de 3 milliards d’euros, à la condition que soient organisées des élections démocratiques.
Contraint, M. Loukachenko fait semblant de jouer l’ouverture. Il autorise, pour tous les candidats, deux passages à la radio, deux fois trente minutes d’antenne sur BTCanal1 et un débat d’une heure (auquel lui-même refusera de participer) ainsi que la publication de leur profession de foi dans la presse contrôlée par l’état. Ce service minimum est dénoncé par les neuf candidats concernés, mais néanmoins mis à profit pour aborder des sujets jamais évoqués par les médias biélorusses : le scandale de Tchernobyl et du million de biélorusses qui vivent toujours en zone contaminée, les disparitions d’opposants, l’endettement du pays, ce mystérieux « fond présidentiel » de 900 millions de dollars qui n’apparaît dans aucune comptabilité officielle, et bien sûr, les falsifications massives des élections.
Cette configuration joue contre les candidats. La toute petite « fenêtre d’expression » ne leur permet pas de s’exprimer harmonieusement, leur discours apparaît agressif, décalé, par rapport à l’image édulcorée que les médias nationaux donnent du pays. Ces candidats présentent bien un front solidaire entre eux, mais ne font preuve de combativité que contre Loukachenko, oubliant presque de mettre en valeur ce qui fait leur singularité. Beaucoup de votants indécis leur ont reproché de ne pas avoir de réel programme à présenter. Enfin, leur intervention télévisuelle ayant eu lieu quinze jours avant le scrutin, le président avait amplement le temps de démentir, contredire, diffamer, sans permettre aux candidats le moindre droit de réponse.
L’OSCE (dont les bureaux à Minsk ont depuis été fermés) a mesuré le temps de parole de chaque candidat entre le 25 novembre et le 5 décembre 2010 : 90 % du temps d’antenne pour M. Loukachenko contre 10 % répartis entre les neufs autres candidats… Les plus cyniques noteront tout de même une amélioration, puisque le temps de parole du président est normalement de 100 %.
Il existe deux chaines hertziennes biélorusses (Belarus TVCanal1, et STV) et deux chaînes d’origine Russe (ONT et NTV Belarus), très étroitement surveillées par le pouvoir qui censure régulièrement les programmes. Les très populaires programmes d’humour russe « Comedy Club » et « Projet Paris Hilton » se voient amputés, parfois au dernier moment, des sketchs mettant en scène Loukachenko. Il n’est pas rare de voir diffusé, sans explications, un clip musical avant la reprise du programme.
Pour les journaux télévisés, le traitement de l’information des chaînes russes est assuré par la rédaction locale à Minsk, qui n’a pas changé de ligne éditoriale depuis 1994 : la Biélorussie est un état indépendant et stable grâce à son président, le reste du monde est corrompu et instable. Seuls les Etats amis — Venezuela, Chine, Iran et Libye — ont les faveurs de l’actualité internationale.
Plus inquiétant encore que la censure, c’est la réécriture de l’Histoire. En mars 2006 lors des précédentes élections, des revues pornographiques et des seringues ont été placées dans les tentes des manifestants qui occupaient la place d’Octobre. Le même procédé a été utilisé au lendemain de la manifestation démocratique du 19 décembre 2010 : des barres de fer et des bouteilles de vodka ont été disposées sur les lieux de la manifestation, puis filmées par la télévision biélorusse. Les 30 000 à 40 000 manifestants pacifiques sont devenus « environ 3 000 marginaux alcooliques ». Il ne saurait être question d’un élan populaire mais bien, selon la thèse officielle, d’une contestation « marginale ». La ficelle peut paraître bien grosse, mais ici, le reportage diffamatoire est un exercice qui se pratique sans nuance et de manière très décomplexée. Le message passe assez bien auprès de la majorité des Biélorusses, pour qui Canal1 est la principale source d’information.
Depuis juillet 2010, un décret présidentiel [2]impose aux cafés Internet de noter le numéro de passeport de tous leurs clients et de conserver l’historique de navigation correspondant, supprimant du coup un des derniers espaces de liberté. Par ailleurs, l’Internet à domicile est centralisé par BelTelecom ce qui empêche tout anonymat. La presse indépendante (Nasha Niva, Narodnaja Volya) est soumise à une pression gouvernementale constante : contrôles fiscaux, remise en cause des licences de diffusion, ou numéros interdits lorsqu’ils contiennent un article « contre-présidentiel ».
Avec le plein contrôle des télécommunications, des médias, d’Internet, des syndicats [3] et des universités, Loukachenko a pu, en seize ans de pouvoir absolu, tisser un efficace réseau de propagande. La répression des opposants prend de multiples formes : licenciements, exclusion, sanctions financières...
« Sania, reste avec nous ! »Puisque l’espace de parole est inexistant, les opposants biélorusses en reviennent aux bonnes vieilles méthodes de partisans : tracts imprimés à la maison et lancés dans la rue, disques gravés de reportages censurés distribués aux arrêts de bus, montages vidéo mis en ligne sur Internet, collage d’affiches présentant les portraits des opposants disparus. Mais ces initiatives citoyennes spontanées restent sporadiques et isolées. Les partis d’opposition ne se risquent à rien d’illégal, sachant que le moindre écart sera disproportionnellement sanctionné, comme l’ont d’ailleurs montré les événements de la soirée du 19 décembre 2010.
En octobre 2010, le groupe biélorusse RockerJoker a lancé sur YouTube une chanson intitulée « Sania, reste avec nous », Sania étant un diminutif pour « Alexandre ». L’ironie est à peine voilée :Reprise sur BTCanal1, la chanson est devenue très populaire parmi les jeunes du BRSM (mouvement des jeunes biélorusses, héritier idéologique affiché des jeunesses communistes de l’ère soviétique). Début décembre, le ministère de l’information impose aux radios nationales de diffuser cette chanson « au moins sept fois par jour ». Elle a été présentée par le groupe comme un « gag musical » lors de sa sortie, et malgré cela, est devenue le tube de campagne du président… Naïveté d’une censure ne comprenant pas le second degré ou habile retournement ? Depuis, pris à son propre piège, le groupe se terre dans un mutisme total…« Sania reste avec nous,Tout sera OK,Des rues propres,Le soleil cligne des yeux,Une pluie comme une petite douche nous caresse l’âme,[…]Grâce à toi nous vivons dans l’endroit le plus propre au monde »(Allusion au souhait du président d’avoir un pays propre « sur tous les aspects ».)
Voici la version originale mise à la disposition du public par le groupe lui-même :Une version plus « commerciale » a été réalisée plus tard, avec une mise en scène un peu plus élaborée et quelques danseuses en costume traditionnel pour faire couleur locale :Le même groupe a aussi enregistré un clip absolument étonnant, « Goodbye America », en soi une performance puisque qu’il a été réalisé en une seule prise avec comme acteur principal le courageux chanteur du groupe biélorusse « Cassiopée ».
Toute manifestation publique est soumise à une autorisation, qui bien sûr n’est jamais accordée. Tout participant à une manifestation est de fait hors-la-loi, et tout organisateur passible de prison. C’est ce qui est arrivé à six des neuf candidats, arrêtés et passés à tabac le soir des élections, ainsi qu’à plus de 600 manifestants et à des journalistes étrangers. A ce jour, les candidats Andrey Sannikov, Vladimir Niklaev [4], Nikolai Statkevitch, et Alexei Mikhalevitch, qui avaient ouvertement appelé à manifester, sont toujours emprisonnés et n’ont pu voir leurs avocats respectifs qu’une seule fois, le 29 décembre.
Le soir des élections, la plupart des sites Internet d’information, les réseaux sociaux, ainsi que l’accès à toutes les serveurs de courrier électronique étaient bloqués. Les antennes relais situées sur le lieu de la manifestation ont capté les signaux émis par les téléphones portables des manifestants, et M. Loukachenko a promis que tous les participants seraient identifiés et sanctionnés. Depuis le début du mois de janvier, les convocations et interrogatoires individuels se succèdent. Les personnes identifiées se voient offrir l’abandon des poursuites en échange d’un témoignage contre les candidats, afin d’alimenter le procès des figures de l’opposition qui a débuté mi-février. Alexandre Otroshenkov, le secrétaire du candidat Sannikov, premier à être jugé, a d’ores et déjà écopé de quatre ans d’enfermement en colonie pénitentiaire.
Tout comme Alexandre Kazulin, candidat aux élections de 2006 condamné à cinq ans de prison pour avoir appelé à manifester, et libéré au bout de deux ans et demi contre un crédit européen et des promesses allemandes d’investissement, les candidats actuellement emprisonnés sont la monnaie d’échange pour le rachat d’une respectabilité européenne et la négociation d’un éventuel nouveau crédit.
Les possibilités de frapper économiquement une Biélorussie endettée et en manque de liquidités [5] n’ont jamais été aussi grandes. Pourtant, l’Europe, toujours aussi frileuse, se limite à des sanctions diplomatiques symboliques et la Russie, même si elle se dit inquiète, reste très discrète, surtout depuis la réconciliation affichée des deux présidents lors des négociations douanières de décembre 2010. Que l’Europe cède à un prévisible chantage ne fera que renforcer la position de ce dictateur aux méthodes de voyou.
Des oreillers pour un peu de liberté
La jeunesse biélorusse ne manque pas d’imagination. Elle s’est embarquée, à sa manière, dans le grand mouvement très international du « Pillow fight » dont le slogan est « faites des plumes, pas la guerre ! »...Le 8 septembre 2009, quatre cents jeunes Biélorusses se sont réunis pour commémorer de manière festive le 495e anniversaire de la bataille de Vorsha (1514), au cours de laquelle 30 000 soldats du duché de Litva réussirent à défaire une solide armée russe de 80 000 combattants.
Armés d’oreillers, de duvets et de jouets en peluche, les jeunes répartis en deux camps se sont affrontés jusqu’au coucher du soleil dans une atmosphère joyeuse, ne laissant comme trace de la guerre qu’un soyeux tapis de plumes blanches.
Devenues de véritables cartes de visites culturelles pour Minsk, accueillies avec un enthousiaste retentissement dans les médias des pays voisins, ces batailles ont été interdites par le gouvernement en 2010. « Cet événement est stupide. Je ne le comprends pas, c’est pourquoi j’ai décidé de l’interdire » a déclaré Mikhail Titenkov, membre du comité exécutif de la ville de Minsk.
La dernière bataille, celle qui commémorait la victoire « de Grunwald » a eu lieu en juillet 2010, et soixante-dix personnes y ont été arrêtées.
Benjamin Vautrin est journaliste.
A consulter
« Loukachenko, “notre” impitoyable dictateur », traduction française parue sur Presseurope le 8 mars 2011 d’un article de The Independent (« In Europe’s last dictatorship, all opposition is mercilessly crushed ») le même jour.
Le site de la charte 97 qui est une déclaration inspirée de la Charte 77 en Tchécoslovaquie pour la démocratie et la liberté. Le fondateur de la charte 97, Oleg Bebenin, a été retrouvé mort chez lui à Minsk en septembre 2010. La thèse officielle prétend qu’il s’est suicidé par pendaison, ce que réfutent catégoriquement ses amis et sa famille.
« Belarus : Survey Shows Massive Abuses of Protesters » (en anglais), Human rights watch (HRW), 9 février 2011.
A consulter
« Loukachenko, “notre” impitoyable dictateur », traduction française parue sur Presseurope le 8 mars 2011 d’un article de The Independent (« In Europe’s last dictatorship, all opposition is mercilessly crushed ») le même jour.
Le site de la charte 97 qui est une déclaration inspirée de la Charte 77 en Tchécoslovaquie pour la démocratie et la liberté. Le fondateur de la charte 97, Oleg Bebenin, a été retrouvé mort chez lui à Minsk en septembre 2010. La thèse officielle prétend qu’il s’est suicidé par pendaison, ce que réfutent catégoriquement ses amis et sa famille.
« Belarus : Survey Shows Massive Abuses of Protesters » (en anglais), Human rights watch (HRW), 9 février 2011.
Notes
[1] Journaliste, soutien de campagne du candidat Sannikov, fondateur du site http://charter97.org, il enquêtait justement sur les enlèvements d’opposants survenus à la fin des années 1990.[2] Décret présidentiel n°60 entré en vigueur le 1er juillet 2010 nommé « mesure de sécurité nationale sur le segment internet » accompagné d’une liste d’une vingtaine de sites internet rendus inaccessibles.
[3] Un peu moins de 80% des entreprises sont gérées par l’Etat, et un scrutin anticipé est organisé dans les usines et universités, permettant de surveiller et au besoin, corriger, les suffrages exprimés.
[4] Vladimir Niklaev, retenu dans les locaux du KGB dès le soir des élections malgré un traumatisme crânien est en résidence surveillée à son domicile depuis le 29 janvier 2011
[5] En février, l’Etat a annoncé son intention de supprimer 15% des postes de fonctionnaires. Le pays a un déficit de liquidités de plus d’un milliard de dollars pour le premier semestre 2011.
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