Par Tristan Coloma
octobre 2011
pour http://www.monde-diplomatique.fr
L’explosion d’un four sur le site nucléaire de Marcoule (Gard), le 12 septembre, a fait un mort et quatre blessés. Après la catastrophe humaine et écologique de Fukushima en mars, l’accident propulse l’atome au cœur de la campagne présidentielle française : cette industrie, à la rentabilité incertaine, divise les candidats. Une page se tournerait-elle en France, pays le plus nucléarisé du monde par rapport au nombre d’habitants – et qui, de Golfech à Tricastin, avait jusqu’ici fait de l’énergie atomique le pilier stratégique de son indépendance ?
octobre 2011
pour http://www.monde-diplomatique.fr
L’explosion d’un four sur le site nucléaire de Marcoule (Gard), le 12 septembre, a fait un mort et quatre blessés. Après la catastrophe humaine et écologique de Fukushima en mars, l’accident propulse l’atome au cœur de la campagne présidentielle française : cette industrie, à la rentabilité incertaine, divise les candidats. Une page se tournerait-elle en France, pays le plus nucléarisé du monde par rapport au nombre d’habitants – et qui, de Golfech à Tricastin, avait jusqu’ici fait de l’énergie atomique le pilier stratégique de son indépendance ?
Après les « Dégage ! » des révoltes arabes, les « Nucléaire : Non merci ! » balaient le monde et pourraient bien en révolutionner le paysage énergétique. En Inde comme en Chine, de violentes manifestations ont lieu contre les projets de construction de centrales. L’Allemagne a annoncé sa sortie du nucléaire d’ici à 2022, imitée par la Suisse, qui a décidé d’abandonner l’atome. Les Etats-Unis ont gelé leur programme. Les Italiens, par voie référendaire, ont dit « non » au développement du nucléaire sur leur territoire (1). Les Turcs, quant à eux, s’opposent à la volonté de leur gouvernement de développer l’électronucléaire. En France, au-delà du débat technologique, c’est un choix de société que le pays le plus nucléarisé du monde — cinquante-huit réacteurs pour soixante-cinq millions d’habitants — pourrait être amené à faire en 2012. A en croire le ministre de l’énergie, M. Eric Besson, « le grand référendum sur le nucléaire, ce sera l’élection présidentielle (2) ». En effet, M. Nicolas Sarkozy souhaite réaffirmer le choix de l’atome, qui fournit 74,1 % de l’électricité nationale.
Une exception française ? Longtemps la filière nucléaire fut organisée par l’Etat dans une logique de coopération entre Electricité de France – Gaz de France (EDF-GDF), alors opérateur et donneur d’ordre unique, et ses fournisseurs. A présent la concurrence fait rage entre les protagonistes, entreprises géantes désormais plongées dans les eaux bouillonnantes du marché international : Areva, numéro un mondial de la conception de chaudières nucléaires et de la fourniture de combustible ; Alstom, premier acteur mondial de l’équipement associé (turbines) ; EDF, premier producteur d’électricité nucléaire. L’électricien est aussi opérateur, c’est-à-dire que l’entreprise vend l’énergie qu’elle produit, et architecte ensemblier — ceci recouvre la maîtrise de la conception, la construction et l’exploitation de son parc de centrales électriques.
A cette liste, il convient d’ajouter le groupe issu de la fusion entre GDF, privatisé fin 2007, et Suez, exploitant de centrales nucléaires en Belgique — une opération que ses futurs dirigeants présentaient comme « une étape importante dans la préparation de l’ouverture complète des marchés européens de l’énergie ». Par le jeu de ces nouvelles alliances, EDF et GDF, entreprises originellement associées dans un « duopole étatique », se retrouvent concurrentes. Paradoxe : il est de l’intérêt supérieur de l’Etat de venir en aide à une filière dont les acteurs rêvent pourtant de s’émanciper de la tutelle publique.
Il n’en a pas toujours été ainsi. En France, le choix du nucléaire n’est pas le pacte de Faust avec le diable, mais celui de Charles de Gaulle avec l’atome. Le 18 octobre 1945, deux mois après l’explosion des bombes atomiques américaines à Hiroshima et Nagasaki, le général ordonna la création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Sa mission ? Effectuer des « recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans les divers domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale ». A cette époque, le nucléaire a avant tout une vocation militaire. Vue de Paris, la bombe atomique est l’arme ultime pour consolider son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. En parallèle, le CEA devra aussi développer cette technologie à des fins civiles.
Dès 1952, la France expérimente l’électronucléaire et inaugure une première vague de centrales qui adoptent la technique uranium naturel - graphite - gaz. Dans le même mouvement, le 8 décembre 1953, le président américain Dwight D. Eisenhower lance devant l’Assemblée générale des Nations unies le programme Atoms for Peace, ouvrant la porte à l’application commerciale de l’énergie nucléaire.
Regroupant les industriels Schneider, Merlin Gerin et Westinghouse, la Franco-américaine de constructions atomiques (Framatome) adopte en 1958 les réacteurs à eau pressurisée. Ce programme décollera après la guerre israélo-arabe de 1973 : dès l’automne, les cours du pétrole quadruplent brutalement, provoquant le premier choc pétrolier. L’indépendance énergétique et un kilowattheure bon marché deviennent de grandes causes nationales ; l’idée s’impose qu’en France, « si on n’a pas de pétrole, on a du nucléaire ! ». C’est le lancement de l’ère atomique, sous la tutelle de Pierre Messmer, premier ministre de Georges Pompidou. N’ayant jamais saisi les parlementaires pour débattre de l’avenir énergétique, Messmer laisse entendre que la stratégie du « tout nucléaire » n’est pas contestable.
Le pouvoir politique ne serait-il qu’une particule élémentaire face au lobby nucléaire ? Pour Mme Rivasi, c’est un état de fait : « A l’Assemblée, on peut carrément parler d’un tabou nucléaire, il n’y a pas de débat. Pourtant l’Etat détient plus de 80 % d’EDF et d’Areva, donc c’est l’affaire des députés que de s’intéresser à la manière dont est utilisé l’argent public. »
Incontestablement, l’électronucléaire peut avancer un certain nombre de réussites dans le demi-siècle écoulé : l’indépendance énergétique, le fait qu’il soit faiblement émetteur de dioxyde de carbone (CO2), des coûts de production stables dans le temps. Selon un proche de M. François Roussely, ancien patron d’EDF, « les dirigeants politiques n’ont pas traité la question énergétique car il n’y avait pas d’urgence à remettre en question cette voie qui bénéficiait d’une acceptation sociétale forte. Contrairement à beaucoup de nos voisins, nous n’étions pas confrontés à des tensions sur la fourniture d’électricité. Il faut dire que depuis vingt ans il y a une rente nucléaire partagée entre l’Etat et les citoyens, lesquels paient en moyenne l’électricité 30 % moins cher par rapport aux autres Européens ». Comme le rappelle une source proche du dossier qui souhaite rester anonyme, « l’automobile, la défense et le nucléaire sont les trois dernières filières industrielles françaises ; cette dernière est la seule où l’Etat est partie prenante, en tant qu’actionnaire majoritaire ».
La pérennité du nucléaire s’explique aussi par une certaine inertie politique. C’est la « dépendance au sentier » : les choix technologiques initiaux d’une nation sont rarement remis en question par crainte de perdre l’amortissement et les rendements croissants des investissements de départ. Or, comme l’expliquent Daniel Kübler et Jacques de Maillard, professeurs de science politique, « une technologie ayant un avantage de départ peut être adoptée durablement par les acteurs économiques, alors que sur le long terme elle a des effets nettement moins efficients que des technologies concurrentes (5) ».
Le coût global du nucléaire reste encore obscur, alors que plane le risque d’un accident majeur dont les conséquences seraient à la charge des contribuables. Mais la principale inconnue concerne le stockage des déchets et le démantèlement des installations. En France, la Cour des comptes estimait en 2003 que le montant minimum de la déconstruction des cinquante-huit réacteurs nucléaires serait de 39 milliards d’euros. De son côté, le Royaume-Uni prévoit, pour démanteler ses quinze réacteurs, de mobiliser... 103 milliards d’euros.
La gestion de ces coûts, qui en France incombe à EDF, inquiète la Cour des comptes. L’entreprise publique, qui a provisionné 16 milliards d’euros en vue du démantèlement, en aurait perdu 2,2 en raison de placements boursiers risqués. Mais, pour EDF, tout problème a une solution : « La chute des marchés financiers en 2008 a impacté négativement la valeur de ces actifs, et, compte tenu de cette baisse et de la forte volatilité des marchés, il a été décidé en septembre 2008 de suspendre les allocations aux portefeuilles d’actifs dédiés jusqu’à ce que les conditions des marchés soient stabilisées (6). » Moins d’argent provisionné, moins de pertes ! De plus, EDF a utilisé une partie des provisionnements pour se développer à l’étranger, notamment en achetant des concurrents. En théorie, de tels investissements devraient dégager des bénéfices suffisants pour faire face aux démantèlements de centrales. Le 17 mai, soucieux de la situation, le premier ministre François Fillon a adressé à M. Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, une lettre de mission relative aux « coûts de la filière nucléaire, y compris ceux relatifs au démantèlement des installations et à l’assurance des sites ». Car EDF est une entreprise très endettée dont les choix stratégiques parfois désastreux pèsent sur le contribuable ou l’usager.
EDF estime le coût complet du nucléaire français, de la construction au démantèlement, à 46 euros par mégawattheure (MWh). C’est 48 % de plus que le prix de revient de base de l’électricité nucléaire (30,90 euros/MWh) tel qu’il a été évalué par la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Et le coût de l’électricité produite par le réacteur de nouvelle génération EPR devrait s’élever à plus de 80 euros/MWh (7). De quoi nuancer fortement les propos de M. Sarkozy, pour qui cette technologie s’avérerait la moins chère. Ce ne serait d’ailleurs pas sa première approximation en la matière : lors d’un débat télévisé tenu entre les deux tours de l’élection présidentielle, en 2007, face à Mme Ségolène Royal, le futur chef de l’Etat n’avait pas brillé par sa connaissance du secteur. Les adversaires s’étaient transformés en duettistes aux partitions statistiques erronées.
Plus que du soutien médiatique du président de la République, le secteur de l’énergie a besoin de l’argent de l’Etat pour exister. Et, en la matière, le démantèlement de la filière publique n’est pas fait pour rassurer les usagers. On est loin des principes édictés par le Conseil national de la Résistance lors de la création d’EDF et de GDF. Avant que la Constitution de 1958 ne leur donne naissance, la IVe République avait jeté les fondations des établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) avec une gestion tripartite (Etat, personnel, usagers), dans un contexte d’après-guerre où l’électrification du territoire était considérée comme une mission régalienne. Depuis la loi du 9 août 2004, EDF est devenue une société anonyme. L’entreprise peut désormais ouvrir son capital. Mais vouloir associer réduction des coûts pour augmenter les dividendes des actionnaires et haut niveau de sécurité conduit à une aporie. Selon M. Thierry Le Pesant, ancien membre du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), « une des premières leçons que l’on peut tirer de la catastrophe de Fukushima est que la dérégulation du secteur de l’énergie n’est pas sans effets sur la sécurité de l’exploitation du nucléaire civil pour la production d’électricité : course à la productivité, sous-investissement chronique, manque d’équipements, perte de compétences, pressions croissantes, recours aux sous-traitants et aux sous-traitants des sous-traitants ».
Pour M. François Soult, un haut fonctionnaire, « l’ouverture du capital implique de rémunérer des actionnaires privés et donc d’améliorer les résultats de l’entreprise. Pour cela, il faut augmenter le chiffre d’affaires, et donc les tarifs ». Et M. Daniel Paul, député communiste de Seine-Maritime, d’ajouter : « L’Europe a voulu faire sauter le monopole des opérateurs historiques. Lorsque EDF-GDF a été démantelé, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’industrie, avait fait une promesse de Gascon en annonçant qu’il ne privatiserait pas GDF (9). Maintenant qu’Areva a subi une ouverture de capital, l’entreprise va-t-elle être privatisée elle aussi ? La dérégulation du marché de l’électricité, c’est du perdant-perdant pour l’usager devenu client. Pour l’instant, le consommateur est sauvé par la régulation du tarif de l’électricité assurée par la CRE, mais seulement jusqu’en 2015. »
L’application des décrets européens a abouti à une proposition très discutée à l’Assemblée : le projet de loi Nouvelle organisation du marché de l’énergie (NOME). Il vise à forcer le passage du secteur privé vers le contrôle de la distribution de l’électricité, en réduisant la part des prix réglementés. Parmi les conséquences attendues : une forte hausse des prix fixés par l’Etat, qui les rapprochera de ceux du marché et permettra à GDF-Suez, Poweo ou encore Direct Energie de gagner des parts dans la fourniture d’électricité aux particuliers et aux entreprises (10). « La loi Nome rend possible la dérégulation du prix de l’électricité via l’obligation faite à EDF de mettre à la disposition de ses concurrents 25 % de sa production nucléaire ; le gouvernement ne peut s’y opposer, explique M. Paul. Une fois, un commissaire européen m’a pris à partie en ces termes : “Soit vous acceptez la loi Nome et l’ouverture du marché de l’électricité, soit on vous impose une privatisation d’une partie du parc nucléaire français.” »
De fait, en dépit de l’ouverture totale de son marché intérieur en 2006, sur l’injonction de Bruxelles, la concurrence reste très marginale en France, puisque 95 % des consommateurs sont restés fidèles aux tarifs réglementés (11). Aussi, la Commission européenne estime manquer d’informations pour valider le tarif de gros fixé par l’Etat pour la revente de l’électricité nucléaire d’EDF à ses concurrents. La CRE préconisait une fourchette de 36 à 39 euros le MWh (12), « clairement en dessous » du prix finalement retenu par le gouvernement français — 40 euros au 1er juillet 2011, puis 42 euros à partir du 1er janvier 2012.
Dans ces conditions, pas question pour la Commission d’abandonner les procédures pour aide d’Etat et pour infraction à la législation européenne lancées contre la France. De plus, le secteur du nucléaire est gourmand en capitaux, et le changement de statut d’EDF annule la garantie de l’Etat sur sa dette, considérée par les services européens de la concurrence comme une aide illégale.
De même, Areva a un fort besoin de liquidités car ses activités nécessitent des apports capitalistiques très importants. Le groupe est présent dans tous les secteurs du nucléaire, adoptant une « stratégie Nespresso » (vendre la machine bon marché et dégager sa marge avec les capsules), selon le mot de l’ancienne dirigeante emblématique et fondatrice d’Areva, Mme Anne Lauvergeon. 80 % des revenus sont issus des activités d’extraction dans les mines d’uranium et de la fabrication du combustible, qui nécessite des investissements lourds (5 à 7 milliards d’euros par an). Le traitement et le recyclage des déchets sont des activités rentables, mais sans croissance. Reste la fabrication et l’entretien des réacteurs. Là, les retards sur les chantiers s’accumulent et les devis explosent. Le cas du chantier de l’EPR à Olkiluoto en Finlande est représentatif : il coûtera deux fois plus cher que prévu (6 milliards d’euros) pour une mise en service annoncée en 2013 au lieu de 2009. Si bien qu’en juin 2010 le groupe, pourtant public, lesté d’une dette de 6 milliards d’euros, a vu sa note abaissée de deux crans à BBB+ par Standard & Poor’s. L’occasion pour l’Etat de ressortir des cartons un vieux projet : la recapitalisation d’Areva. Celle-ci a eu lieu le 10 décembre 2010, mais pas au niveau escompté (seuls 965 millions d’euros ont été levés, contre 2 à 2,5 milliards d’euros attendus).
Au final, seul le fonds souverain du Koweït (Kuwait Investment Authority, KIA) a investi à hauteur de 4,82 % (600 millions d’euros). Faute d’autres propositions, l’Etat a dû monter au capital pour grossir l’enveloppe. De plus, les Koweïtiens ont posé une condition : la conversion des certificats d’investissement — sortes d’actions sans droit de vote mis en place à l’époque du « ni privatisation ni nationalisation » par François Mitterrand en 1988 — en actions boursières. Une garantie pour KIA, qui peut ainsi céder sa participation sans trop de difficultés s’il le souhaite. Et l’eurodéputé socialiste Vincent Peillon de s’alarmer : « N’importe qui peut acheter ! Des groupes privés deviennent actionnaires de l’opérateur français chargé de construire les centrales et d’en assurer la maintenance (13). »
La manœuvre n’ayant pas permis de renforcer assez solidement la structure financière d’Areva, l’Elysée a proposé qu’EDF entre au capital. Pourtant, d’après une source proche du dossier, « le destin ne commande pas qu’EDF soit un actionnaire de référence d’Areva à long terme : si les clients [EDF ne représente que 25 % du chiffre d’affaires d’Areva] deviennent actionnaires de leurs fournisseurs, c’est un capitalisme transformé ». Dans cette filière où les contrats se chiffrent en milliards d’euros, la bataille entre tous les acteurs est acharnée.
En 2003, Alstom est dirigé par M. Patrick Kron, un proche de M. Sarkozy. Le groupe, qui connaît une grave crise financière (14), tente de fusionner avec Areva. Trois ans plus tard, c’est au tour de M. Martin Bouygues, l’un des meilleurs amis du chef de l’Etat et premier actionnaire d’Alstom, dont l’entreprise fournit le béton des centrales. « Quand Nicolas Sarkozy est arrivé à l’Elysée, dit un de ses proches, il avait en tête un rapprochement entre Areva et Bouygues, actionnaire d’Alstom. Ça a beaucoup pollué le dossier (15). » Certains ont eu l’impression d’assister à une offre publique d’achat (OPA) du clan du Fouquet’s (16) sur l’atome. Car un autre personnage était invité au soir de l’élection de M. Sarkozy : M. Henri Proglio. Dès son arrivée à la tête d’EDF en novembre 2009, l’ancien président-directeur général de Veolia a une cible : Mme Lauvergeon. Il l’emportera, le 16 juin 2011, quand le chef de l’Etat choisira de ne pas reconduire celle-ci à la tête d’Areva — il lui préférera M. Luc Oursel. Derrière ce duel, « c’est un changement de management nucléaire en France, analyse M. Yves Cochet, député de Paris (Europe Ecologie – Les Verts). Ce sont les commerçants, les gestionnaires comme M. Proglio qui prennent la présidence des grandes entreprises, plutôt que des ingénieurs comme Mme Lauvergeon. »
Ces rivalités ont eu des conséquences directes sur les performances françaises sur les marchés étrangers. Leur point d’orgue ? La perte du marché de la construction de quatre EPR à Abou Dhabi au profit du groupe coréen Kepco. Un drame qui permet à l’Elysée d’arguer que la dirigeante historique d’Areva, Mme Lauvergeon — ancienne « sherpa » de François Mitterrand, un temps pressentie pour entrer au gouvernement en 2007, et dont le refus avait envenimé ses relations avec l’Elysée —, n’a pas su convaincre.
M. Sarkozy a décidé de remettre de l’ordre dans la filière. Il a tout d’abord créé en 2008 le Conseil de politique nucléaire (CPN), qui a décidé le 27 juillet 2010 de mettre en place un partenariat stratégique entre EDF et Areva. De plus, sur recommandation du rapport Roussely, l’Elysée a tranché : le chef de file de l’équipe de France du nucléaire sera EDF. Une décision qui fait grincer des dents le directeur du Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières, M. Jean-Marie Chevalier : « Qu’EDF soit le chef de file dans certains cas, pas de problème, mais pas de façon générale. Vous imaginez un peu la position d’E.ON (17) qui voudrait construire un EPR au Royaume-Uni, il faudrait qu’il passe par EDF ? ça n’a pas de sens. C’est comme si British Airways passait par Air France pour commander des Airbus. »
L’Etat a fait payer à la direction d’Areva l’inadaptation de son modèle. Car la vente de grands équipements nucléaires est un enjeu capital pour maintenir l’avance technologique française et réduire le déficit de la balance commerciale.
Le 6 février 2009, lors de sa visite sur le chantier de l’EPR à Flamanville, M. Sarkozy déclarait ainsi qu’« il y a le monde à conquérir en matière d’énergie, et la France, qui n’a pas de pétrole et qui n’a pas de gaz, doit devenir exportatrice ». Sa volonté est avant tout de défendre une industrie de « grands champions ». Il s’applique assidûment à promouvoir l’industrie nucléaire civile française à chacun de ses déplacements. « Les chefs d’Etat ont toujours été des transporteurs d’intérêts privés, mais à ce niveau-là et sur une technologie aussi périlleuse, c’est absolument inédit », estime Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice du Nord (Europe Ecologie – Les Verts) siégeant à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Avant d’ajouter : « Le summum étant l’offre nucléaire faite en 2007 à Kadhafi, que [le président français] cherche maintenant à minorer. » Pour le président de la République, le nucléaire civil est un outil géostratégique au Maghreb et au Proche-Orient. Le 29 avril 2008, à la tribune du Forum économique tuniso-français, à Tunis, sa démonstration était simple. Si on prive les pays en développement de la technologie du nucléaire civil, assenait-il, « on construit le choc des civilisations ».
Une exception française ? Longtemps la filière nucléaire fut organisée par l’Etat dans une logique de coopération entre Electricité de France – Gaz de France (EDF-GDF), alors opérateur et donneur d’ordre unique, et ses fournisseurs. A présent la concurrence fait rage entre les protagonistes, entreprises géantes désormais plongées dans les eaux bouillonnantes du marché international : Areva, numéro un mondial de la conception de chaudières nucléaires et de la fourniture de combustible ; Alstom, premier acteur mondial de l’équipement associé (turbines) ; EDF, premier producteur d’électricité nucléaire. L’électricien est aussi opérateur, c’est-à-dire que l’entreprise vend l’énergie qu’elle produit, et architecte ensemblier — ceci recouvre la maîtrise de la conception, la construction et l’exploitation de son parc de centrales électriques.
A cette liste, il convient d’ajouter le groupe issu de la fusion entre GDF, privatisé fin 2007, et Suez, exploitant de centrales nucléaires en Belgique — une opération que ses futurs dirigeants présentaient comme « une étape importante dans la préparation de l’ouverture complète des marchés européens de l’énergie ». Par le jeu de ces nouvelles alliances, EDF et GDF, entreprises originellement associées dans un « duopole étatique », se retrouvent concurrentes. Paradoxe : il est de l’intérêt supérieur de l’Etat de venir en aide à une filière dont les acteurs rêvent pourtant de s’émanciper de la tutelle publique.
Il n’en a pas toujours été ainsi. En France, le choix du nucléaire n’est pas le pacte de Faust avec le diable, mais celui de Charles de Gaulle avec l’atome. Le 18 octobre 1945, deux mois après l’explosion des bombes atomiques américaines à Hiroshima et Nagasaki, le général ordonna la création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Sa mission ? Effectuer des « recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans les divers domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale ». A cette époque, le nucléaire a avant tout une vocation militaire. Vue de Paris, la bombe atomique est l’arme ultime pour consolider son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. En parallèle, le CEA devra aussi développer cette technologie à des fins civiles.
Dès 1952, la France expérimente l’électronucléaire et inaugure une première vague de centrales qui adoptent la technique uranium naturel - graphite - gaz. Dans le même mouvement, le 8 décembre 1953, le président américain Dwight D. Eisenhower lance devant l’Assemblée générale des Nations unies le programme Atoms for Peace, ouvrant la porte à l’application commerciale de l’énergie nucléaire.
Regroupant les industriels Schneider, Merlin Gerin et Westinghouse, la Franco-américaine de constructions atomiques (Framatome) adopte en 1958 les réacteurs à eau pressurisée. Ce programme décollera après la guerre israélo-arabe de 1973 : dès l’automne, les cours du pétrole quadruplent brutalement, provoquant le premier choc pétrolier. L’indépendance énergétique et un kilowattheure bon marché deviennent de grandes causes nationales ; l’idée s’impose qu’en France, « si on n’a pas de pétrole, on a du nucléaire ! ». C’est le lancement de l’ère atomique, sous la tutelle de Pierre Messmer, premier ministre de Georges Pompidou. N’ayant jamais saisi les parlementaires pour débattre de l’avenir énergétique, Messmer laisse entendre que la stratégie du « tout nucléaire » n’est pas contestable.
La sécurité menacée
Dans les rangs de l’opposition, d’ailleurs, le choix du premier ministre est plébiscité. Côté syndicats, la Confédération générale du travail (CGT), majoritaire chez EDF, adoube le programme. Les communistes se rallient d’autant plus facilement que, à travers la défense des entreprises nationalisées, ils entrevoient la perspective d’une création massive d’emplois publics et le développement d’un modèle social ambitieux où les ouvriers auraient l’impression de participer au progrès de leur pays, fédérant en réseaux « des hommes au service des hommes ». Le Parti socialiste avance des propos plus nuancés sur cette énergie, mais ne s’opposera jamais à l’option nucléaire. De l’avis de M. Valéry Giscard d’Estaing, « ce choix n’a jamais été remis en cause par les gouvernements successifs — notamment pendant les deux septennats du président Mitterrand — parce qu’il n’existe pas d’alternative (3) ! ». Et, quelques années plus tard, comme se souvient Mme Michèle Rivasi, eurodéputée écologiste et fondatrice de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), le premier ministre socialiste Lionel Jospin craignait des soubresauts dans le gouvernement lorsqu’il était question de l’industrie atomique : « Il ne fallait pas toucher à ce secteur. Lionel Jospin n’avait qu’une seule hantise : que cela déclenche une révolution syndicale qui aurait paralysé le pays. C’était une inquiétude à caractère social. Les stratégies énergétiques en revanche n’intéressent pas les politiciens (4). »
Le pouvoir politique ne serait-il qu’une particule élémentaire face au lobby nucléaire ? Pour Mme Rivasi, c’est un état de fait : « A l’Assemblée, on peut carrément parler d’un tabou nucléaire, il n’y a pas de débat. Pourtant l’Etat détient plus de 80 % d’EDF et d’Areva, donc c’est l’affaire des députés que de s’intéresser à la manière dont est utilisé l’argent public. »
Incontestablement, l’électronucléaire peut avancer un certain nombre de réussites dans le demi-siècle écoulé : l’indépendance énergétique, le fait qu’il soit faiblement émetteur de dioxyde de carbone (CO2), des coûts de production stables dans le temps. Selon un proche de M. François Roussely, ancien patron d’EDF, « les dirigeants politiques n’ont pas traité la question énergétique car il n’y avait pas d’urgence à remettre en question cette voie qui bénéficiait d’une acceptation sociétale forte. Contrairement à beaucoup de nos voisins, nous n’étions pas confrontés à des tensions sur la fourniture d’électricité. Il faut dire que depuis vingt ans il y a une rente nucléaire partagée entre l’Etat et les citoyens, lesquels paient en moyenne l’électricité 30 % moins cher par rapport aux autres Européens ». Comme le rappelle une source proche du dossier qui souhaite rester anonyme, « l’automobile, la défense et le nucléaire sont les trois dernières filières industrielles françaises ; cette dernière est la seule où l’Etat est partie prenante, en tant qu’actionnaire majoritaire ».
La pérennité du nucléaire s’explique aussi par une certaine inertie politique. C’est la « dépendance au sentier » : les choix technologiques initiaux d’une nation sont rarement remis en question par crainte de perdre l’amortissement et les rendements croissants des investissements de départ. Or, comme l’expliquent Daniel Kübler et Jacques de Maillard, professeurs de science politique, « une technologie ayant un avantage de départ peut être adoptée durablement par les acteurs économiques, alors que sur le long terme elle a des effets nettement moins efficients que des technologies concurrentes (5) ».
Le coût global du nucléaire reste encore obscur, alors que plane le risque d’un accident majeur dont les conséquences seraient à la charge des contribuables. Mais la principale inconnue concerne le stockage des déchets et le démantèlement des installations. En France, la Cour des comptes estimait en 2003 que le montant minimum de la déconstruction des cinquante-huit réacteurs nucléaires serait de 39 milliards d’euros. De son côté, le Royaume-Uni prévoit, pour démanteler ses quinze réacteurs, de mobiliser... 103 milliards d’euros.
La gestion de ces coûts, qui en France incombe à EDF, inquiète la Cour des comptes. L’entreprise publique, qui a provisionné 16 milliards d’euros en vue du démantèlement, en aurait perdu 2,2 en raison de placements boursiers risqués. Mais, pour EDF, tout problème a une solution : « La chute des marchés financiers en 2008 a impacté négativement la valeur de ces actifs, et, compte tenu de cette baisse et de la forte volatilité des marchés, il a été décidé en septembre 2008 de suspendre les allocations aux portefeuilles d’actifs dédiés jusqu’à ce que les conditions des marchés soient stabilisées (6). » Moins d’argent provisionné, moins de pertes ! De plus, EDF a utilisé une partie des provisionnements pour se développer à l’étranger, notamment en achetant des concurrents. En théorie, de tels investissements devraient dégager des bénéfices suffisants pour faire face aux démantèlements de centrales. Le 17 mai, soucieux de la situation, le premier ministre François Fillon a adressé à M. Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, une lettre de mission relative aux « coûts de la filière nucléaire, y compris ceux relatifs au démantèlement des installations et à l’assurance des sites ». Car EDF est une entreprise très endettée dont les choix stratégiques parfois désastreux pèsent sur le contribuable ou l’usager.
EDF estime le coût complet du nucléaire français, de la construction au démantèlement, à 46 euros par mégawattheure (MWh). C’est 48 % de plus que le prix de revient de base de l’électricité nucléaire (30,90 euros/MWh) tel qu’il a été évalué par la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Et le coût de l’électricité produite par le réacteur de nouvelle génération EPR devrait s’élever à plus de 80 euros/MWh (7). De quoi nuancer fortement les propos de M. Sarkozy, pour qui cette technologie s’avérerait la moins chère. Ce ne serait d’ailleurs pas sa première approximation en la matière : lors d’un débat télévisé tenu entre les deux tours de l’élection présidentielle, en 2007, face à Mme Ségolène Royal, le futur chef de l’Etat n’avait pas brillé par sa connaissance du secteur. Les adversaires s’étaient transformés en duettistes aux partitions statistiques erronées.
Des centrales, sinon le choc des civilisations
Mais, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le nucléaire ne peut être compétitif que si l’on en attend un rendement annuel faible, de l’ordre de 5 % (8). Avec les ouvertures de capital d’EDF et d’Areva, il est peu probable que les actionnaires ne demandent pas un meilleur rendement. De plus, le vieillissement du parc ne présage rien de bon. EDF a prévu d’investir 20 milliards d’euros afin de prolonger d’au moins dix ans l’activité de ses centrales. Et l’accident de Fukushima risque d’alourdir la facture : la Deutsche Bank estime à 9 milliards d’euros le coût du renforcement de la sécurité des réacteurs français d’ici à 2015.
Plus que du soutien médiatique du président de la République, le secteur de l’énergie a besoin de l’argent de l’Etat pour exister. Et, en la matière, le démantèlement de la filière publique n’est pas fait pour rassurer les usagers. On est loin des principes édictés par le Conseil national de la Résistance lors de la création d’EDF et de GDF. Avant que la Constitution de 1958 ne leur donne naissance, la IVe République avait jeté les fondations des établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) avec une gestion tripartite (Etat, personnel, usagers), dans un contexte d’après-guerre où l’électrification du territoire était considérée comme une mission régalienne. Depuis la loi du 9 août 2004, EDF est devenue une société anonyme. L’entreprise peut désormais ouvrir son capital. Mais vouloir associer réduction des coûts pour augmenter les dividendes des actionnaires et haut niveau de sécurité conduit à une aporie. Selon M. Thierry Le Pesant, ancien membre du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), « une des premières leçons que l’on peut tirer de la catastrophe de Fukushima est que la dérégulation du secteur de l’énergie n’est pas sans effets sur la sécurité de l’exploitation du nucléaire civil pour la production d’électricité : course à la productivité, sous-investissement chronique, manque d’équipements, perte de compétences, pressions croissantes, recours aux sous-traitants et aux sous-traitants des sous-traitants ».
Pour M. François Soult, un haut fonctionnaire, « l’ouverture du capital implique de rémunérer des actionnaires privés et donc d’améliorer les résultats de l’entreprise. Pour cela, il faut augmenter le chiffre d’affaires, et donc les tarifs ». Et M. Daniel Paul, député communiste de Seine-Maritime, d’ajouter : « L’Europe a voulu faire sauter le monopole des opérateurs historiques. Lorsque EDF-GDF a été démantelé, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’industrie, avait fait une promesse de Gascon en annonçant qu’il ne privatiserait pas GDF (9). Maintenant qu’Areva a subi une ouverture de capital, l’entreprise va-t-elle être privatisée elle aussi ? La dérégulation du marché de l’électricité, c’est du perdant-perdant pour l’usager devenu client. Pour l’instant, le consommateur est sauvé par la régulation du tarif de l’électricité assurée par la CRE, mais seulement jusqu’en 2015. »
L’application des décrets européens a abouti à une proposition très discutée à l’Assemblée : le projet de loi Nouvelle organisation du marché de l’énergie (NOME). Il vise à forcer le passage du secteur privé vers le contrôle de la distribution de l’électricité, en réduisant la part des prix réglementés. Parmi les conséquences attendues : une forte hausse des prix fixés par l’Etat, qui les rapprochera de ceux du marché et permettra à GDF-Suez, Poweo ou encore Direct Energie de gagner des parts dans la fourniture d’électricité aux particuliers et aux entreprises (10). « La loi Nome rend possible la dérégulation du prix de l’électricité via l’obligation faite à EDF de mettre à la disposition de ses concurrents 25 % de sa production nucléaire ; le gouvernement ne peut s’y opposer, explique M. Paul. Une fois, un commissaire européen m’a pris à partie en ces termes : “Soit vous acceptez la loi Nome et l’ouverture du marché de l’électricité, soit on vous impose une privatisation d’une partie du parc nucléaire français.” »
De fait, en dépit de l’ouverture totale de son marché intérieur en 2006, sur l’injonction de Bruxelles, la concurrence reste très marginale en France, puisque 95 % des consommateurs sont restés fidèles aux tarifs réglementés (11). Aussi, la Commission européenne estime manquer d’informations pour valider le tarif de gros fixé par l’Etat pour la revente de l’électricité nucléaire d’EDF à ses concurrents. La CRE préconisait une fourchette de 36 à 39 euros le MWh (12), « clairement en dessous » du prix finalement retenu par le gouvernement français — 40 euros au 1er juillet 2011, puis 42 euros à partir du 1er janvier 2012.
Dans ces conditions, pas question pour la Commission d’abandonner les procédures pour aide d’Etat et pour infraction à la législation européenne lancées contre la France. De plus, le secteur du nucléaire est gourmand en capitaux, et le changement de statut d’EDF annule la garantie de l’Etat sur sa dette, considérée par les services européens de la concurrence comme une aide illégale.
De même, Areva a un fort besoin de liquidités car ses activités nécessitent des apports capitalistiques très importants. Le groupe est présent dans tous les secteurs du nucléaire, adoptant une « stratégie Nespresso » (vendre la machine bon marché et dégager sa marge avec les capsules), selon le mot de l’ancienne dirigeante emblématique et fondatrice d’Areva, Mme Anne Lauvergeon. 80 % des revenus sont issus des activités d’extraction dans les mines d’uranium et de la fabrication du combustible, qui nécessite des investissements lourds (5 à 7 milliards d’euros par an). Le traitement et le recyclage des déchets sont des activités rentables, mais sans croissance. Reste la fabrication et l’entretien des réacteurs. Là, les retards sur les chantiers s’accumulent et les devis explosent. Le cas du chantier de l’EPR à Olkiluoto en Finlande est représentatif : il coûtera deux fois plus cher que prévu (6 milliards d’euros) pour une mise en service annoncée en 2013 au lieu de 2009. Si bien qu’en juin 2010 le groupe, pourtant public, lesté d’une dette de 6 milliards d’euros, a vu sa note abaissée de deux crans à BBB+ par Standard & Poor’s. L’occasion pour l’Etat de ressortir des cartons un vieux projet : la recapitalisation d’Areva. Celle-ci a eu lieu le 10 décembre 2010, mais pas au niveau escompté (seuls 965 millions d’euros ont été levés, contre 2 à 2,5 milliards d’euros attendus).
Au final, seul le fonds souverain du Koweït (Kuwait Investment Authority, KIA) a investi à hauteur de 4,82 % (600 millions d’euros). Faute d’autres propositions, l’Etat a dû monter au capital pour grossir l’enveloppe. De plus, les Koweïtiens ont posé une condition : la conversion des certificats d’investissement — sortes d’actions sans droit de vote mis en place à l’époque du « ni privatisation ni nationalisation » par François Mitterrand en 1988 — en actions boursières. Une garantie pour KIA, qui peut ainsi céder sa participation sans trop de difficultés s’il le souhaite. Et l’eurodéputé socialiste Vincent Peillon de s’alarmer : « N’importe qui peut acheter ! Des groupes privés deviennent actionnaires de l’opérateur français chargé de construire les centrales et d’en assurer la maintenance (13). »
La manœuvre n’ayant pas permis de renforcer assez solidement la structure financière d’Areva, l’Elysée a proposé qu’EDF entre au capital. Pourtant, d’après une source proche du dossier, « le destin ne commande pas qu’EDF soit un actionnaire de référence d’Areva à long terme : si les clients [EDF ne représente que 25 % du chiffre d’affaires d’Areva] deviennent actionnaires de leurs fournisseurs, c’est un capitalisme transformé ». Dans cette filière où les contrats se chiffrent en milliards d’euros, la bataille entre tous les acteurs est acharnée.
En 2003, Alstom est dirigé par M. Patrick Kron, un proche de M. Sarkozy. Le groupe, qui connaît une grave crise financière (14), tente de fusionner avec Areva. Trois ans plus tard, c’est au tour de M. Martin Bouygues, l’un des meilleurs amis du chef de l’Etat et premier actionnaire d’Alstom, dont l’entreprise fournit le béton des centrales. « Quand Nicolas Sarkozy est arrivé à l’Elysée, dit un de ses proches, il avait en tête un rapprochement entre Areva et Bouygues, actionnaire d’Alstom. Ça a beaucoup pollué le dossier (15). » Certains ont eu l’impression d’assister à une offre publique d’achat (OPA) du clan du Fouquet’s (16) sur l’atome. Car un autre personnage était invité au soir de l’élection de M. Sarkozy : M. Henri Proglio. Dès son arrivée à la tête d’EDF en novembre 2009, l’ancien président-directeur général de Veolia a une cible : Mme Lauvergeon. Il l’emportera, le 16 juin 2011, quand le chef de l’Etat choisira de ne pas reconduire celle-ci à la tête d’Areva — il lui préférera M. Luc Oursel. Derrière ce duel, « c’est un changement de management nucléaire en France, analyse M. Yves Cochet, député de Paris (Europe Ecologie – Les Verts). Ce sont les commerçants, les gestionnaires comme M. Proglio qui prennent la présidence des grandes entreprises, plutôt que des ingénieurs comme Mme Lauvergeon. »
Ces rivalités ont eu des conséquences directes sur les performances françaises sur les marchés étrangers. Leur point d’orgue ? La perte du marché de la construction de quatre EPR à Abou Dhabi au profit du groupe coréen Kepco. Un drame qui permet à l’Elysée d’arguer que la dirigeante historique d’Areva, Mme Lauvergeon — ancienne « sherpa » de François Mitterrand, un temps pressentie pour entrer au gouvernement en 2007, et dont le refus avait envenimé ses relations avec l’Elysée —, n’a pas su convaincre.
M. Sarkozy a décidé de remettre de l’ordre dans la filière. Il a tout d’abord créé en 2008 le Conseil de politique nucléaire (CPN), qui a décidé le 27 juillet 2010 de mettre en place un partenariat stratégique entre EDF et Areva. De plus, sur recommandation du rapport Roussely, l’Elysée a tranché : le chef de file de l’équipe de France du nucléaire sera EDF. Une décision qui fait grincer des dents le directeur du Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières, M. Jean-Marie Chevalier : « Qu’EDF soit le chef de file dans certains cas, pas de problème, mais pas de façon générale. Vous imaginez un peu la position d’E.ON (17) qui voudrait construire un EPR au Royaume-Uni, il faudrait qu’il passe par EDF ? ça n’a pas de sens. C’est comme si British Airways passait par Air France pour commander des Airbus. »
L’Etat a fait payer à la direction d’Areva l’inadaptation de son modèle. Car la vente de grands équipements nucléaires est un enjeu capital pour maintenir l’avance technologique française et réduire le déficit de la balance commerciale.
Le 6 février 2009, lors de sa visite sur le chantier de l’EPR à Flamanville, M. Sarkozy déclarait ainsi qu’« il y a le monde à conquérir en matière d’énergie, et la France, qui n’a pas de pétrole et qui n’a pas de gaz, doit devenir exportatrice ». Sa volonté est avant tout de défendre une industrie de « grands champions ». Il s’applique assidûment à promouvoir l’industrie nucléaire civile française à chacun de ses déplacements. « Les chefs d’Etat ont toujours été des transporteurs d’intérêts privés, mais à ce niveau-là et sur une technologie aussi périlleuse, c’est absolument inédit », estime Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice du Nord (Europe Ecologie – Les Verts) siégeant à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Avant d’ajouter : « Le summum étant l’offre nucléaire faite en 2007 à Kadhafi, que [le président français] cherche maintenant à minorer. » Pour le président de la République, le nucléaire civil est un outil géostratégique au Maghreb et au Proche-Orient. Le 29 avril 2008, à la tribune du Forum économique tuniso-français, à Tunis, sa démonstration était simple. Si on prive les pays en développement de la technologie du nucléaire civil, assenait-il, « on construit le choc des civilisations ».
Tristan Coloma
Journaliste.
(1) Lire Denis Delbecq, « Comment Fukushima rebat les cartes du nucléaire », Le Monde diplomatique, juillet 2011.
(2) Le 11 avril 2011, pendant l’émission « Mots croisés » sur France 2.
(3) Le Monde, 25 mars 2011.
(4) Sauf mention contraire, les citations proviennent d’entretiens avec l’auteur.
(5) Daniel Kübler et Jacques de Maillard, Analyser les politiques publiques, Presses universitaires de Grenoble, 2009.
(6) Extrait du prospectus relatif au placement privé d’obligations à long terme auprès d’investisseurs institutionnels, EDF, janvier 2009.
(7) « Annual nuclear energy outlook 2011 », US Energy Information Administration, Washington, DC, décembre 2010.
(8) « Projection des coûts de production de l’électricité : édition 2010 », Agence internationale de l’énergie – Organisation de coopération et de développement économiques, mars 2010.
(9) Le 6 avril 2004, devant l’Assemblée nationale.
(10) Lire « L’ouverture du marché de l’électricité ou l’impossible victoire du dogme libéral », octobre 2011.
(11) Au 31 mars 2011, d’après l’« Observatoire des marchés », une publication de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), 1er trimestre 2011.
(12) Selon les prévisions de la CRE, les tarifs réglementés devraient bondir de 7,1 % à 11,4 % dès cette année et continuer d’augmenter de 3,1 % à 3,5 % par an de 2011 et à 2015.
(13) « Mots croisés », France 2, 11 avril 2011.
(14) Surmontée grâce à l’intervention transitoire de l’Etat en 2004, remplacé par Bouygues comme actionnaire de référence.
(15) Le Point, Paris, 6 janvier 2011.
(16) D’après le nom du restaurant parisien où M. Sarkozy a célébré sa victoire à la présidentielle, en 2007.
(17) Exploitant d’électricité allemand.
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