Par Yûki Takahata
mercredi 7 Mars 2012
pour http://blog.mondediplo.net
Le 11-mars sera commémoré par une minute de silence. Ce sera peut-être pour nombre de Japonais l’occasion de se rappeler que la catastrophe nucléaire de Fukushima qui débuta un an plus tôt a prospéré sur le silence des autorités, relayé par une presse bien complaisante à l’égard des informations reçues (lire l’écrivain Ikezawa Natsuki, « La catastrophe comme occasion », Le Monde diplomatique de mars, en kiosques).
La grande presse (télévisions et principaux journaux) s’est en effet réveillée tardivement. Ce n’est qu’à partir du mois d’avril que certains médias, notamment les quotidiens Tokyo Shinbun (560 000 exemplaires) et Mainichi Shinbun (3,5 millions d’exemplaires) ont commencé à enquêter sur les mesures prises par Tokyo Electric Power Company (Tepco), l’opérateur de Fukushima Daiichi, et par les autorités japonaises, ou à s’interroger sur la politique nucléaire du pays. Le deuxième grand quotidien japonais, Asahi Shinbun (7,9 millions d’exemplaires), n’a publié qu’à l’automne une série d’enquêtes soulignant les multiples dysfonctionnements et dissimulations qui ont conduit à la prise de mesures inadéquates (dysfonctionnements confirmés par le rapport intermédiaire du comité d’enquête sur l’accident de Fukushima, rendu public le 26 décembre).
On sait désormais que les informations officielles communiquées par Tepco et les autorités japonaises suite au séisme et au tsunami étaient non seulement insuffisantes mais minimisaient systématiquement la gravité de l’accident et de la contamination radioactive : n’a t-il pas fallu plus de deux mois à Tepco pour reconnaître que c’était bien dans les premiers jours que le cœur du combustible des trois réacteurs avait fondu (melt down) ? N’a t-on pas appris que le Système informatisé de prévision des informations d’urgences environnementales (SPEEDI, en anglais) qui prévoit la diffusion des radionucléides dans l’atmosphère, n’a pas servi à la protection des populations ? Les habitants des villes de Futaba et de Namié, par exemple, ont été évacués vers le nord-ouest sans être informés que le vent dispersait les rejets radioactifs dans cette direction, ce que la simulation montrait ? Les résultats de celle-ci, pourtant obtenus dès les premières heures de l’accident, n’ont été publiés qu’à partir du 3 mai [1].
De plus, au Japon, les télévisions, les radios et la presse écrite sont souvent affiliés aux grands groupes de communication et il n’existe pas d’organe de régulation audiovisuelle ni de commission indépendante. Un exemple significatif : celui du PDG du plus grand quotidien japonais, Yomiuri Shinbun (9,9 millions d’exemplaires), M. Matsutarô Shôriki, qui fut l’artisan majeur de l’introduction du nucléaire civil au Japon : la chaîne Nippon Television (NTV), qu’il venait de créer, fut utilisée pour la campagne pro-nucléaire de 1955. Ancien haut fonctionnaire de la police et criminel de guerre de classe A, il fut le premier président de la Commission japonaise de la sûreté nucléaire en 1956. Après l’accident de Fukushima, Yomiuri Shinbun persiste et signe son engagement pro-nucléaire.
Seuls des journalistes japonais travaillant hors de ces circuits médiatiques (et quelques correspondants étrangers) ont permis de mettre en doute l’information diffusée par les autorités en se rendant immédiatement aux abords de la centrale pour mesurer la radioactivité et en poursuivant les enquêtes alors que les principaux organes d’information avaient rappelé leurs journalistes. De même, lors des conférences de presse de Tepco et des autorités, ils savaient poser des questions dérangeantes retransmises en direct sur Internet par un media indépendant (Web Iwakami) [2].
Le rôle du Web a donc été capital. Dès le 12 mars, quelques scientifiques et ingénieurs ont alerté la population en présentant leurs propres analyses sur les dangers réels de la situation. Ces initiatives, diffusées sur leurs sites par des associations antinucléaires, ou au travers de blogs et de forums, ont rendu possible l’accès à des informations décrivant la gravité de la catastrophe en cours, pendant que les chaînes de télévision et les grands quotidiens, focalisés sur les seuls effets du tsunami, diffusaient uniquement les propos lénifiants des autorités et de leurs scientifiques « maison » [3]. On pouvait lire ou entendre que la radioactivité « n’entraînerait pas de conséquences immédiates sur la santé » ou encore que telle « mesure de sécurité [ était prise] par précaution ». Des expressions emblématiques de ce déni.
Peut-on y voir le début d’une fissure dans le consensus prôné pour faire face au plus grand désastre national depuis la défaite de 1945 ? Rien n’est moins sûr tant les vieux réflexes ont la vie dure. Et pour tous les grands médias, malgré quelques dissidences, la règle reste la même : caresser dans le sens du poil, ne pas susciter de polémique ni déplaire aux clients que sont les lecteurs-consommateurs et le monde économique, encore et toujours rassurer et, surtout, ne pas poser les questions qui dérangent. Ainsi, les propos des scientifiques ou des médecins critiquant les mesures gouvernementales sont rarement cités (alors que leurs livres se vendent pourtant comme des petits pains). La télévision montrera des scènes de décontamination, mais jamais celles où des habitants réclament un dédommagement pour pouvoir partir ailleurs.
La catastrophe nucléaire est désormais un sujet parmi d’autres, et pas question de trop en dire sur la responsabilité de Tepco ou les mesures gouvernementales qui ont enfreint la loi sur le seuil d’irradiation non naturelle. La déclaration stupéfiante, le 16 décembre 2011, du gouvernement japonais proclamant « l’arrêt à froid » des réacteurs de Fukushima a certes suscité quelques critiques, mais les grands médias semblent plutôt vouloir privilégier une attitude aseptisée et policée, loin de l’angoisse, de la révolte et du désarroi d’une population plus que jamais préoccupée par la menace d’une contamination radioactive en expansion.
On peut dire que ces grands médias ont participé à l’écriture du scénario inventé par Tepco et les autorités japonaises, qui veulent à tout prix nier la réalité afin de préserver leur pouvoir et leurs intérêts. En persistant à couvrir ce déni, c’est son rôle de contre-pouvoir que la grande presse sacrifie et avec lui les conditions d’existence d’une démocratie saine. A rebours de leur gouvernement qui affirme sa volonté de continuer le nucléaire, 85 % des Japonais désireraient en sortir [5]. Que choisiront de faire ces grands médias au milieu d’un pareil grand écart ? Et les nouveaux médias citoyens réussiront-ils à avoir enfin prise sur la société pour faire bouger les lignes ?
[2] Un journaliste indépendant, Kazuo Hizumi (rédacteur en chef du site d’information News for the People in Japan) vient de publier, en collaboration avec un autre journaliste indépendant, Ryuichi Kino, un livre sur la dissimulation et le mensonge de Tepco et des autorités japonaises intitulé Vérification : l’accident nucléaire de Fukushima — La conférence de presse (en japonais) aux éditions Iwanami shoten.
[3] A de rares exceptions près, notamment l’émission de radio locale d’Osaka « Tanemaki Journal », qui questionne tous les jours un physicien nucléaire et un théoricien anti-nucléaire, M. Hiroaki Koidé, dont les propos sont retransmis sur Internet (en japonais).
[4] Le prix Nobel de littérature, Kenzaburo Oé sera présent au salon du livre de Paris, du 16 au 19 mars, qui rend hommage à la littérature japonaise.
[5] Sondage effectué les 20-21 août par le quotidien Mainichi Shinbun : « sortie immédiate » à 11 %, « sortie progressive » à 74 %, « pas besoin de diminuer la part d’énergie nucléaire » à 13 %.
mercredi 7 Mars 2012
pour http://blog.mondediplo.net
Le 11-mars sera commémoré par une minute de silence. Ce sera peut-être pour nombre de Japonais l’occasion de se rappeler que la catastrophe nucléaire de Fukushima qui débuta un an plus tôt a prospéré sur le silence des autorités, relayé par une presse bien complaisante à l’égard des informations reçues (lire l’écrivain Ikezawa Natsuki, « La catastrophe comme occasion », Le Monde diplomatique de mars, en kiosques).
La grande presse (télévisions et principaux journaux) s’est en effet réveillée tardivement. Ce n’est qu’à partir du mois d’avril que certains médias, notamment les quotidiens Tokyo Shinbun (560 000 exemplaires) et Mainichi Shinbun (3,5 millions d’exemplaires) ont commencé à enquêter sur les mesures prises par Tokyo Electric Power Company (Tepco), l’opérateur de Fukushima Daiichi, et par les autorités japonaises, ou à s’interroger sur la politique nucléaire du pays. Le deuxième grand quotidien japonais, Asahi Shinbun (7,9 millions d’exemplaires), n’a publié qu’à l’automne une série d’enquêtes soulignant les multiples dysfonctionnements et dissimulations qui ont conduit à la prise de mesures inadéquates (dysfonctionnements confirmés par le rapport intermédiaire du comité d’enquête sur l’accident de Fukushima, rendu public le 26 décembre).
On sait désormais que les informations officielles communiquées par Tepco et les autorités japonaises suite au séisme et au tsunami étaient non seulement insuffisantes mais minimisaient systématiquement la gravité de l’accident et de la contamination radioactive : n’a t-il pas fallu plus de deux mois à Tepco pour reconnaître que c’était bien dans les premiers jours que le cœur du combustible des trois réacteurs avait fondu (melt down) ? N’a t-on pas appris que le Système informatisé de prévision des informations d’urgences environnementales (SPEEDI, en anglais) qui prévoit la diffusion des radionucléides dans l’atmosphère, n’a pas servi à la protection des populations ? Les habitants des villes de Futaba et de Namié, par exemple, ont été évacués vers le nord-ouest sans être informés que le vent dispersait les rejets radioactifs dans cette direction, ce que la simulation montrait ? Les résultats de celle-ci, pourtant obtenus dès les premières heures de l’accident, n’ont été publiés qu’à partir du 3 mai [1].
Chantage à la publicité ?
Plus grave encore, les grands médias japonais ont systématiquement relayé, sans analyse critique de la situation, les déclarations des porte-paroles de Tepco et du gouvernement. Cette atonie peut d’abord s’expliquer par le budget publicitaire colossal que Tepco distribue copieusement à chacun d’eux : 25 milliards de yens par an (230 millions d’euros) selon les chiffres officiels. Si l’on prend celui des dix compagnies électriques japonaises, on dépasse le milliard d’euros, plus que le budget publicitaire de Toyota. A cette pression sonnante et trébuchante s’ajoute un système traditionnel spécifiquement japonais appelé kisha club (club des journalistes), où la proximité excessive entre les journalistes et les organismes ou compagnies qu’ils sont chargés de « suivre » engendre de la connivence.
De plus, au Japon, les télévisions, les radios et la presse écrite sont souvent affiliés aux grands groupes de communication et il n’existe pas d’organe de régulation audiovisuelle ni de commission indépendante. Un exemple significatif : celui du PDG du plus grand quotidien japonais, Yomiuri Shinbun (9,9 millions d’exemplaires), M. Matsutarô Shôriki, qui fut l’artisan majeur de l’introduction du nucléaire civil au Japon : la chaîne Nippon Television (NTV), qu’il venait de créer, fut utilisée pour la campagne pro-nucléaire de 1955. Ancien haut fonctionnaire de la police et criminel de guerre de classe A, il fut le premier président de la Commission japonaise de la sûreté nucléaire en 1956. Après l’accident de Fukushima, Yomiuri Shinbun persiste et signe son engagement pro-nucléaire.
Seuls des journalistes japonais travaillant hors de ces circuits médiatiques (et quelques correspondants étrangers) ont permis de mettre en doute l’information diffusée par les autorités en se rendant immédiatement aux abords de la centrale pour mesurer la radioactivité et en poursuivant les enquêtes alors que les principaux organes d’information avaient rappelé leurs journalistes. De même, lors des conférences de presse de Tepco et des autorités, ils savaient poser des questions dérangeantes retransmises en direct sur Internet par un media indépendant (Web Iwakami) [2].
Le rôle du Web a donc été capital. Dès le 12 mars, quelques scientifiques et ingénieurs ont alerté la population en présentant leurs propres analyses sur les dangers réels de la situation. Ces initiatives, diffusées sur leurs sites par des associations antinucléaires, ou au travers de blogs et de forums, ont rendu possible l’accès à des informations décrivant la gravité de la catastrophe en cours, pendant que les chaînes de télévision et les grands quotidiens, focalisés sur les seuls effets du tsunami, diffusaient uniquement les propos lénifiants des autorités et de leurs scientifiques « maison » [3]. On pouvait lire ou entendre que la radioactivité « n’entraînerait pas de conséquences immédiates sur la santé » ou encore que telle « mesure de sécurité [ était prise] par précaution ». Des expressions emblématiques de ce déni.
La plus grande manifestation antinucléaire
La prise de conscience des citoyens s’est faite à travers les échanges sur les réseaux sociaux, à l’image des révoltes du monde arabe. Cependant, l’indignation des Japonais est restée cantonnée à la sphère d’Internet malgré des initiatives exceptionnelles, et notamment la manifestation du 19 septembre 2011 à laquelle participa l’écrivain Ōe Kenzaburō [4], et qui rassembla 60 000 personnes — un fait remarquable pour une population qui n’a pas l’habitude de manifester. Cependant, la majorité des Japonais ignorent l’existence d’un grand nombre d’actions citoyennes à travers lesquelles des militants continuent ici et là à informer par des conférences de spécialistes, à réclamer la sortie du nucléaire et une politique de transition énergétique, ou à appeler à la protection des habitants contraints de rester dans les zones hautement contaminées. C’est le cas, par exemple, du sit-in organisé fin octobre devant le ministère de l’économie et de l’industrie, à l’initiative de femmes résidant dans la Préfecture de Fukushima, et dont seuls les quotidiens Tokyo Shinbun et Mainichi Shinbun se sont faits l’écho ; aucune chaîne de télévision n’en a montré la moindre image. La vigie devant ce ministère emblématique a débuté le 11 septembre 2011 : avec leurs trois tentes plantées au cœur du quartier ministériel, c’est dans l’esprit du mouvement Occupy que des militants et des citoyens japonais essaient de créer un espace de contestation et d’échanges démocratiques.
Peut-on y voir le début d’une fissure dans le consensus prôné pour faire face au plus grand désastre national depuis la défaite de 1945 ? Rien n’est moins sûr tant les vieux réflexes ont la vie dure. Et pour tous les grands médias, malgré quelques dissidences, la règle reste la même : caresser dans le sens du poil, ne pas susciter de polémique ni déplaire aux clients que sont les lecteurs-consommateurs et le monde économique, encore et toujours rassurer et, surtout, ne pas poser les questions qui dérangent. Ainsi, les propos des scientifiques ou des médecins critiquant les mesures gouvernementales sont rarement cités (alors que leurs livres se vendent pourtant comme des petits pains). La télévision montrera des scènes de décontamination, mais jamais celles où des habitants réclament un dédommagement pour pouvoir partir ailleurs.
La catastrophe nucléaire est désormais un sujet parmi d’autres, et pas question de trop en dire sur la responsabilité de Tepco ou les mesures gouvernementales qui ont enfreint la loi sur le seuil d’irradiation non naturelle. La déclaration stupéfiante, le 16 décembre 2011, du gouvernement japonais proclamant « l’arrêt à froid » des réacteurs de Fukushima a certes suscité quelques critiques, mais les grands médias semblent plutôt vouloir privilégier une attitude aseptisée et policée, loin de l’angoisse, de la révolte et du désarroi d’une population plus que jamais préoccupée par la menace d’une contamination radioactive en expansion.
On peut dire que ces grands médias ont participé à l’écriture du scénario inventé par Tepco et les autorités japonaises, qui veulent à tout prix nier la réalité afin de préserver leur pouvoir et leurs intérêts. En persistant à couvrir ce déni, c’est son rôle de contre-pouvoir que la grande presse sacrifie et avec lui les conditions d’existence d’une démocratie saine. A rebours de leur gouvernement qui affirme sa volonté de continuer le nucléaire, 85 % des Japonais désireraient en sortir [5]. Que choisiront de faire ces grands médias au milieu d’un pareil grand écart ? Et les nouveaux médias citoyens réussiront-ils à avoir enfin prise sur la société pour faire bouger les lignes ?
Yûki Takahata est traductrice et auteure de plusieurs ouvrages sur la société française en japonais. Dernier ouvrage traduit en japonais : Yannick Haenel, Jan Karski.
Notes
[1] Sauf le 23 mars 2011, où le pouvoir a mis en ligne le résultat, aussitôt retiré du site. Rien ne sera plus publié jusqu’au 3 mai (cf. l’enquête publiée par le New York Times, « Japan Held Nuclear Data, Leaving Evacuees in Peril », 8 août 2011). L’agence de presse japonaise Kyodo News a révélé le 16 janvier que les résultats de la simulation étaient communiquées dès le 14 mars à l’armée et aux autorités américaines.
[2] Un journaliste indépendant, Kazuo Hizumi (rédacteur en chef du site d’information News for the People in Japan) vient de publier, en collaboration avec un autre journaliste indépendant, Ryuichi Kino, un livre sur la dissimulation et le mensonge de Tepco et des autorités japonaises intitulé Vérification : l’accident nucléaire de Fukushima — La conférence de presse (en japonais) aux éditions Iwanami shoten.
[3] A de rares exceptions près, notamment l’émission de radio locale d’Osaka « Tanemaki Journal », qui questionne tous les jours un physicien nucléaire et un théoricien anti-nucléaire, M. Hiroaki Koidé, dont les propos sont retransmis sur Internet (en japonais).
[4] Le prix Nobel de littérature, Kenzaburo Oé sera présent au salon du livre de Paris, du 16 au 19 mars, qui rend hommage à la littérature japonaise.
[5] Sondage effectué les 20-21 août par le quotidien Mainichi Shinbun : « sortie immédiate » à 11 %, « sortie progressive » à 74 %, « pas besoin de diminuer la part d’énergie nucléaire » à 13 %.
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