Par Aurélien Bernier
décembre 2011
pour http://www.monde-diplomatique.fr
En 1974, à Cocoyoc, au Mexique, un colloque de l’Organisation des Nations unies (ONU) formulait une critique radicale du « développement », du modèle libre-échangiste et des rapports Nord-Sud. Ses conclusions furent vite enterrées…
Programmées à quelques mois d’intervalle, deux rencontres internationales sur l’écologie occupent les calendriers diplomatiques : la conférence de Durban (Afrique du Sud) sur le changement climatique, du 28 novembre au 9 décembre 2011, et le sommet de la Terre à Rio, du 20 au 22 juin 2012. Sur fond de crise économique, peu se risquent à parier sur une avancée positive des négociations lors de ces rendez-vous.
Après les sommets de Copenhague (2009) et de Cancún (2010), le thème du changement climatique et de la réduction des gaz à effet de serre est rangé au rayon des préoccupations accessoires. Quant aux sommets de la Terre, qui ont lieu tous les dix ans, celui de Stockholm, en 1972, avait suscité l’espoir d’une action concertée pour protéger la planète ; celui de Nairobi, en 1982, a constaté l’échec complet de la « communauté internationale », et ceux de Rio en 1992 et Johannesburg en 2002 ont salué la récupération de l’écologie par les multinationales. A n’en pas douter, un concert de louanges adressées au capitalisme « vert » rythmera l’édition 2012, laquelle sera à nouveau accueillie par le Brésil.
Pourtant, des trésors oubliés dorment dans les archives de l’Organisation des Nations unies (ONU). Ainsi, la déclaration la plus radicale sur l’environnement issue de cette institution est gommée de l’histoire officielle. Rédigée en octobre 1974 dans la ville mexicaine de Cocoyoc, elle dessinait les contours d’un nouvel ordre international aux antipodes de celui qui nous est imposé actuellement.
Tout commence en 1971 dans la ville suisse de Founex, près de Genève, où l’ONU réunit des personnalités chargées de préparer le sommet de la Terre de Stockholm : venus de pays du Nord et du Sud, ces experts sont sélectionnés pour leurs compétences en matière d’environnement, d’économie, de sciences sociales, de développement. Ils ne disposent d’aucun mandat de leur gouvernement et produisent un rapport non officiel, qui permettra pourtant d’orienter les négociations entre Etats.
Le « rapport Founex », synthèse des premiers travaux, estime que « la pauvreté est la pire des pollutions » et qu’il faut la combattre en priorité. Influencés par l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt), les membres du « groupe Founex » défendent le droit à l’industrialisation des pays pauvres et pensent que le libre-échange est une bonne stratégie pour y parvenir. Quelques mois plus tard, le sommet de Stockholm puise dans ces réflexions. Les Etats concluent qu’il faut articuler les questions d’écologie avec les problèmes de développement et posent les bases d’un droit international de l’environnement, tout en prenant soin de confirmer le bien-fondé du libre-échange. Mécontents de ce compromis, certains pays du Sud réclament l’instauration d’un « nouvel ordre économique international » pour mettre un terme à l’hégémonie des puissances occidentales.
Parmi les intellectuels rassemblés à Cocoyoc, beaucoup affichent un penchant pour le socialisme. Corea fait partie, en tant que secrétaire permanent au ministère de la planification et des affaires économiques du Sri Lanka, d’un gouvernement qui nationalise les compagnies pétrolières, les banques, les assurances, les écoles... et se rapproche du bloc communiste. La coprésidence de la réunion mexicaine échoit à deux personnalités issues de pays en développement. Le premier, le docteur Wilbert K. Chagula, est ministre des affaires économiques et de la planification du développement de la Tanzanie, présidée par l’ancien instituteur Julius Nyerere — lequel, à partir de 1967, nationalise les principales industries et les sociétés de services, augmente les impôts pour financer des politiques sociales et lance une grande réforme agraire. Le second, Rodolfo Stavenhagen, un sociologue mexicain, chef du projet de recherche sur la réforme agraire dans son pays, a orienté ses travaux sur la lutte des classes dans le monde agricole.
Le Mexique, justement, qui accueille la conférence, est présidé depuis 1970 par M. Luis Echeverría Alvarez, qui nationalise les mines et l’énergie, redistribue des terres aux paysans et met en œuvre une politique sociale progressiste (bien que non révolutionnaire). Il affiche sa proximité avec le régime de Salvador Allende, au Chili, et avec Cuba (1). Le président Echeverría participe en personne au séminaire de Cocoyoc.
La déclaration finale, datée du 23 octobre 1974, est un réquisitoire contre les politiques occidentales. Son premier paragraphe souligne l’échec des Nations unies, dont la Charte, élaborée en 1945, a produit un ordre international injuste. « Les affamés, les sans-abri et les illettrés sont plus nombreux aujourd’hui que lorsque les Nations unies ont été créées. » Les rapports de forces issus de « cinq siècles de contrôle colonial qui ont massivement concentré le pouvoir économique entre les mains d’un petit groupe de nations » n’ont pas été modifiés. Pour les rapporteurs, le problème n’est pas lié à un manque de richesses produites, mais à leur « mauvaise répartition et [à leur] mauvais usage ».
Dans un registre que ne renieraient pas les objecteurs de croissance des années 2000, la déclaration de Cocoyoc remet ouvertement en cause la dictature de l’augmentation du produit intérieur brut : « Un processus de croissance qui bénéficie seulement à une très petite minorité et qui maintient ou accroît les disparités entre pays et à l’intérieur des pays n’est pas du développement. C’est de l’exploitation. (...) Par conséquent, nous rejetons l’idée de la croissance d’abord et d’une juste répartition des bénéfices ensuite. »
Le modèle de développement défendu à Cocoyoc ne se focalise pas sur les questions économiques. Il met en avant l’importance des modes de vie, des valeurs, de l’émancipation des peuples, des droits individuels et collectifs. Il inclut « le droit de travailler, ce qui ne signifie pas seulement le droit d’avoir un travail, mais celui d’y trouver un accomplissement personnel, le droit de ne pas être aliéné à travers des procédés de production qui utilisent les hommes comme des outils ».
Les mythes de l’économie de marché sont balayés. « Les solutions à ces problèmes ne peuvent pas provenir de l’autorégulation par les mécanismes de marché, y lit-on. Les marchés classiques donnent un accès aux ressources à ceux qui peuvent payer plutôt qu’à ceux qui en ont besoin ; ils stimulent une demande artificielle et génèrent des déchets dans le processus de production. Certaines ressources sont même sous-utilisées. »
A rebours des discours dominants du Gatt, on impute la dégradation de l’environnement aux relations économiques inéquitables et au prix dérisoire des matières premières sur les marchés. Les experts pensent que les pays du Sud doivent créer des alliances sur le modèle de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) afin d’exiger des prix décents pour toutes les matières premières. En parallèle, ils recommandent de mettre en place une gestion internationale des « biens communs » (lire « Rendre inaliénables les biens communs »), grâce à l’édification d’un système juridique solide. L’objectif est de permettre l’autonomie des nations sans tomber dans l’autarcie. Pour y parvenir, les rapporteurs ne réclament pas une « aide » des pays riches, mais que ceux-ci payent au juste prix les matières premières.
Enfin, contrairement au « rapport Founex » préparatoire à la conférence de Stockholm, qui défendait le libre-échange et le rôle d’arbitre commercial tenu par le Gatt, la déclaration de Cocoyoc affirme la place centrale des Nations unies et du principe « un pays, une voix ». « Nous croyons fermement que, puisque les sujets du développement, de l’environnement et de l’utilisation des ressources sont des problèmes globaux essentiels et qui concernent le bien-être de toute l’humanité, les gouvernements devraient utiliser pleinement les mécanismes des Nations unies pour les résoudre et que le système des Nations unies devrait être rénové et renforcé pour faire face à ses nouvelles responsabilités. »
La déclaration de Cocoyoc impressionne par les perspectives politiques qu’elle dessine. Elle définit le sous-développement non comme un « retard » de développement, mais comme le produit du développement des pays riches. L’expansion du capitalisme passe en effet par la mainmise des multinationales sur les matières premières des pays du Sud, de sorte qu’il y aura toujours des exploiteurs et des exploités. C’est l’économie de marché qui est contestée et, en creux, le libre-échange. L’appel à la rupture ne souffre aucune ambiguïté. Il ne s’agit pas simplement d’aménager le système, mais d’en sortir : « L’autonomie au niveau national implique aussi un détachement temporaire du système économique actuel. Il est impossible de développer l’autonomie au travers de la participation pleine et entière à un système qui perpétue la dépendance économique. » Ainsi les Etats doivent-ils, selon la déclaration, refuser la soumission à une dépendance extérieure, organiser une autonomie collective et coopérer, notamment pour gérer les biens communs.
La déclaration lance donc un appel à la construction d’un socialisme écologique par des Etats souverains, dans une perspective internationaliste. Avec humour, les auteurs vont jusqu’à proposer d’offrir leurs services aux pays riches pour les aider à sortir de leur surconsommation et de leur mal-vivre. « Cela ne sert à rien de produire et de consommer de plus en plus s’il en résulte une augmentation de la prise d’antidépresseurs et des séjours en hôpital psychiatrique », soulignent-ils.
Immédiatement après la publication du texte, les présidents de la conférence reçoivent un long télégramme du secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger, qui rejette l’intégralité de la déclaration. Les grandes puissances économiques vont reprendre les choses en main, et la crise économique de 1973 offrira l’occasion de rediscipliner ou de marginaliser des Etats trop critiques, lesquels s’enfoncent dans la misère en voyant le prix de leurs importations grimper en flèche. Pour la suite des négociations sur le « nouvel ordre économique international », les pays riches multiplient les lieux de discussions pour diluer l’influence de l’ONU, où le Sud est majoritaire. En décembre 1975, la conférence sur la coopération économique internationale qui se tient à Paris ne réunit que vingt-sept Etats : huit pays riches, les principaux membres de l’Opep, mais aucun des pays qui contestent les fondements du capitalisme ou la division internationale du travail — laquelle n’a pas encore trouvé son nom de « mondialisation ». Certains grands pays du Sud font le jeu des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon en revendiquant une plus grande place dans l’économie mondiale, sans pour autant vouloir en changer les règles.
Aujourd’hui, une recherche sur le site des Nations unies ne donne accès qu’à quelques lignes évoquant le symposium d’octobre 1974. On y trouve une courte citation de la déclaration finale : « La voie à suivre ne passe pas par le désespoir, par la fin du monde, ou par un optimisme béat devant les solutions technologiques successives. Elle passe au contraire par une appréciation méticuleuse, sans passion, des “limites extérieures” [la préservation d’un environnement équilibré], par une recherche collective des moyens d’atteindre les “limites intérieures” des droits fondamentaux [la satisfaction des besoins humains fondamentaux], par l’édification de structures sociales exprimant ces droits et par tout le patient travail consistant à élaborer des techniques et des styles de développement qui améliorent et préservent notre patrimoine planétaire. » Pouvait-on évoquer les travaux de Cocoyoc tout en effaçant de façon aussi systématique la subversion et les perspectives politiques du texte d’origine ?
Après les sommets de Copenhague (2009) et de Cancún (2010), le thème du changement climatique et de la réduction des gaz à effet de serre est rangé au rayon des préoccupations accessoires. Quant aux sommets de la Terre, qui ont lieu tous les dix ans, celui de Stockholm, en 1972, avait suscité l’espoir d’une action concertée pour protéger la planète ; celui de Nairobi, en 1982, a constaté l’échec complet de la « communauté internationale », et ceux de Rio en 1992 et Johannesburg en 2002 ont salué la récupération de l’écologie par les multinationales. A n’en pas douter, un concert de louanges adressées au capitalisme « vert » rythmera l’édition 2012, laquelle sera à nouveau accueillie par le Brésil.
Pourtant, des trésors oubliés dorment dans les archives de l’Organisation des Nations unies (ONU). Ainsi, la déclaration la plus radicale sur l’environnement issue de cette institution est gommée de l’histoire officielle. Rédigée en octobre 1974 dans la ville mexicaine de Cocoyoc, elle dessinait les contours d’un nouvel ordre international aux antipodes de celui qui nous est imposé actuellement.
Tout commence en 1971 dans la ville suisse de Founex, près de Genève, où l’ONU réunit des personnalités chargées de préparer le sommet de la Terre de Stockholm : venus de pays du Nord et du Sud, ces experts sont sélectionnés pour leurs compétences en matière d’environnement, d’économie, de sciences sociales, de développement. Ils ne disposent d’aucun mandat de leur gouvernement et produisent un rapport non officiel, qui permettra pourtant d’orienter les négociations entre Etats.
Le « rapport Founex », synthèse des premiers travaux, estime que « la pauvreté est la pire des pollutions » et qu’il faut la combattre en priorité. Influencés par l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt), les membres du « groupe Founex » défendent le droit à l’industrialisation des pays pauvres et pensent que le libre-échange est une bonne stratégie pour y parvenir. Quelques mois plus tard, le sommet de Stockholm puise dans ces réflexions. Les Etats concluent qu’il faut articuler les questions d’écologie avec les problèmes de développement et posent les bases d’un droit international de l’environnement, tout en prenant soin de confirmer le bien-fondé du libre-échange. Mécontents de ce compromis, certains pays du Sud réclament l’instauration d’un « nouvel ordre économique international » pour mettre un terme à l’hégémonie des puissances occidentales.
Objecteurs de croissance avant la lettre
Du 8 au 12 octobre 1974, un nouveau colloque de l’ONU réunit à Cocoyoc des experts internationaux pour débattre « de l’utilisation des ressources, de l’environnement et des stratégies de développement ». L’événement est coordonné par l’homme d’affaires canadien Maurice Strong, directeur exécutif du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), et par l’économiste et diplomate sri-lankais Gamani Corea, secrétaire général de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced). Du côté des rapporteurs, on trouve Barbara Ward — une économiste britannique — pour les questions de ressources naturelles et Johan Galtung — un politologue et sociologue norvégien ouvertement anticapitaliste et antiaméricain — pour les questions de développement.
Parmi les intellectuels rassemblés à Cocoyoc, beaucoup affichent un penchant pour le socialisme. Corea fait partie, en tant que secrétaire permanent au ministère de la planification et des affaires économiques du Sri Lanka, d’un gouvernement qui nationalise les compagnies pétrolières, les banques, les assurances, les écoles... et se rapproche du bloc communiste. La coprésidence de la réunion mexicaine échoit à deux personnalités issues de pays en développement. Le premier, le docteur Wilbert K. Chagula, est ministre des affaires économiques et de la planification du développement de la Tanzanie, présidée par l’ancien instituteur Julius Nyerere — lequel, à partir de 1967, nationalise les principales industries et les sociétés de services, augmente les impôts pour financer des politiques sociales et lance une grande réforme agraire. Le second, Rodolfo Stavenhagen, un sociologue mexicain, chef du projet de recherche sur la réforme agraire dans son pays, a orienté ses travaux sur la lutte des classes dans le monde agricole.
Le Mexique, justement, qui accueille la conférence, est présidé depuis 1970 par M. Luis Echeverría Alvarez, qui nationalise les mines et l’énergie, redistribue des terres aux paysans et met en œuvre une politique sociale progressiste (bien que non révolutionnaire). Il affiche sa proximité avec le régime de Salvador Allende, au Chili, et avec Cuba (1). Le président Echeverría participe en personne au séminaire de Cocoyoc.
La déclaration finale, datée du 23 octobre 1974, est un réquisitoire contre les politiques occidentales. Son premier paragraphe souligne l’échec des Nations unies, dont la Charte, élaborée en 1945, a produit un ordre international injuste. « Les affamés, les sans-abri et les illettrés sont plus nombreux aujourd’hui que lorsque les Nations unies ont été créées. » Les rapports de forces issus de « cinq siècles de contrôle colonial qui ont massivement concentré le pouvoir économique entre les mains d’un petit groupe de nations » n’ont pas été modifiés. Pour les rapporteurs, le problème n’est pas lié à un manque de richesses produites, mais à leur « mauvaise répartition et [à leur] mauvais usage ».
Dans un registre que ne renieraient pas les objecteurs de croissance des années 2000, la déclaration de Cocoyoc remet ouvertement en cause la dictature de l’augmentation du produit intérieur brut : « Un processus de croissance qui bénéficie seulement à une très petite minorité et qui maintient ou accroît les disparités entre pays et à l’intérieur des pays n’est pas du développement. C’est de l’exploitation. (...) Par conséquent, nous rejetons l’idée de la croissance d’abord et d’une juste répartition des bénéfices ensuite. »
Le modèle de développement défendu à Cocoyoc ne se focalise pas sur les questions économiques. Il met en avant l’importance des modes de vie, des valeurs, de l’émancipation des peuples, des droits individuels et collectifs. Il inclut « le droit de travailler, ce qui ne signifie pas seulement le droit d’avoir un travail, mais celui d’y trouver un accomplissement personnel, le droit de ne pas être aliéné à travers des procédés de production qui utilisent les hommes comme des outils ».
Les mythes de l’économie de marché sont balayés. « Les solutions à ces problèmes ne peuvent pas provenir de l’autorégulation par les mécanismes de marché, y lit-on. Les marchés classiques donnent un accès aux ressources à ceux qui peuvent payer plutôt qu’à ceux qui en ont besoin ; ils stimulent une demande artificielle et génèrent des déchets dans le processus de production. Certaines ressources sont même sous-utilisées. »
A rebours des discours dominants du Gatt, on impute la dégradation de l’environnement aux relations économiques inéquitables et au prix dérisoire des matières premières sur les marchés. Les experts pensent que les pays du Sud doivent créer des alliances sur le modèle de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) afin d’exiger des prix décents pour toutes les matières premières. En parallèle, ils recommandent de mettre en place une gestion internationale des « biens communs » (lire « Rendre inaliénables les biens communs »), grâce à l’édification d’un système juridique solide. L’objectif est de permettre l’autonomie des nations sans tomber dans l’autarcie. Pour y parvenir, les rapporteurs ne réclament pas une « aide » des pays riches, mais que ceux-ci payent au juste prix les matières premières.
Favoriser l’indépendance économique
Au lieu de culpabiliser l’individu — registre en vogue ces dernières années —, la déclaration de Cocoyoc affirme que « chacun a le droit de comprendre pleinement la nature du système dont il fait partie comme producteur, consommateur, et surtout comme l’un des milliards d’habitants de la planète. Il a le droit de savoir qui tire les bénéfices de son travail, qui tire les bénéfices de ce qu’il achète et vend, et la façon dont cela enrichit ou dégrade l’héritage planétaire ». L’éducation à l’environnement doit trouver sa place dans un projet éducatif plus large, qui ne gomme pas les rapports de domination mais, à l’inverse, les explicite.
Enfin, contrairement au « rapport Founex » préparatoire à la conférence de Stockholm, qui défendait le libre-échange et le rôle d’arbitre commercial tenu par le Gatt, la déclaration de Cocoyoc affirme la place centrale des Nations unies et du principe « un pays, une voix ». « Nous croyons fermement que, puisque les sujets du développement, de l’environnement et de l’utilisation des ressources sont des problèmes globaux essentiels et qui concernent le bien-être de toute l’humanité, les gouvernements devraient utiliser pleinement les mécanismes des Nations unies pour les résoudre et que le système des Nations unies devrait être rénové et renforcé pour faire face à ses nouvelles responsabilités. »
La déclaration de Cocoyoc impressionne par les perspectives politiques qu’elle dessine. Elle définit le sous-développement non comme un « retard » de développement, mais comme le produit du développement des pays riches. L’expansion du capitalisme passe en effet par la mainmise des multinationales sur les matières premières des pays du Sud, de sorte qu’il y aura toujours des exploiteurs et des exploités. C’est l’économie de marché qui est contestée et, en creux, le libre-échange. L’appel à la rupture ne souffre aucune ambiguïté. Il ne s’agit pas simplement d’aménager le système, mais d’en sortir : « L’autonomie au niveau national implique aussi un détachement temporaire du système économique actuel. Il est impossible de développer l’autonomie au travers de la participation pleine et entière à un système qui perpétue la dépendance économique. » Ainsi les Etats doivent-ils, selon la déclaration, refuser la soumission à une dépendance extérieure, organiser une autonomie collective et coopérer, notamment pour gérer les biens communs.
La déclaration lance donc un appel à la construction d’un socialisme écologique par des Etats souverains, dans une perspective internationaliste. Avec humour, les auteurs vont jusqu’à proposer d’offrir leurs services aux pays riches pour les aider à sortir de leur surconsommation et de leur mal-vivre. « Cela ne sert à rien de produire et de consommer de plus en plus s’il en résulte une augmentation de la prise d’antidépresseurs et des séjours en hôpital psychiatrique », soulignent-ils.
Immédiatement après la publication du texte, les présidents de la conférence reçoivent un long télégramme du secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger, qui rejette l’intégralité de la déclaration. Les grandes puissances économiques vont reprendre les choses en main, et la crise économique de 1973 offrira l’occasion de rediscipliner ou de marginaliser des Etats trop critiques, lesquels s’enfoncent dans la misère en voyant le prix de leurs importations grimper en flèche. Pour la suite des négociations sur le « nouvel ordre économique international », les pays riches multiplient les lieux de discussions pour diluer l’influence de l’ONU, où le Sud est majoritaire. En décembre 1975, la conférence sur la coopération économique internationale qui se tient à Paris ne réunit que vingt-sept Etats : huit pays riches, les principaux membres de l’Opep, mais aucun des pays qui contestent les fondements du capitalisme ou la division internationale du travail — laquelle n’a pas encore trouvé son nom de « mondialisation ». Certains grands pays du Sud font le jeu des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon en revendiquant une plus grande place dans l’économie mondiale, sans pour autant vouloir en changer les règles.
Des prescriptions oubliées
Ainsi, malgré la signature d’un traité d’amitié, de paix et de coopération avec l’Union soviétique le 9 août 1971, l’Inde dirigée par Indira Gandhi poursuit une politique économique ambiguë, sorte de « troisième voie » entre le socialisme et le capitalisme ; au Brésil, la dictature militaire en place obtient un taux de croissance record grâce à un afflux de capitaux occidentaux. Au début des années 1980, la contre-révolution néolibérale emporte définitivement ce qu’il restait des revendications de Cocoyoc.
Aujourd’hui, une recherche sur le site des Nations unies ne donne accès qu’à quelques lignes évoquant le symposium d’octobre 1974. On y trouve une courte citation de la déclaration finale : « La voie à suivre ne passe pas par le désespoir, par la fin du monde, ou par un optimisme béat devant les solutions technologiques successives. Elle passe au contraire par une appréciation méticuleuse, sans passion, des “limites extérieures” [la préservation d’un environnement équilibré], par une recherche collective des moyens d’atteindre les “limites intérieures” des droits fondamentaux [la satisfaction des besoins humains fondamentaux], par l’édification de structures sociales exprimant ces droits et par tout le patient travail consistant à élaborer des techniques et des styles de développement qui améliorent et préservent notre patrimoine planétaire. » Pouvait-on évoquer les travaux de Cocoyoc tout en effaçant de façon aussi systématique la subversion et les perspectives politiques du texte d’origine ?
Aurélien Bernier
Auteur de Désobéissons à l’Union européenne !, Mille et une nuits, Paris, 2011.
(1) On découvrira plus tard sa proximité avec la Central Intelligence Agency (CIA). Lire Jean-François Boyer, « Et le Mexique cessa d’être indépendant », Le Monde diplomatique, mars 2011.
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