Par Martine Bulard
Septembre 2012
pour http://www.monde-diplomatique.fr
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Si, à quelques semaines du congrès du Parti communiste, on connaît les numéros un et deux de la future direction du pays, on ignore tout de leur programme. Les Chinois aussi. On devine seulement que les questions de la réforme politique et du rôle de l’Etat donnent lieu à de puissants débats internes.
Pour certains commentateurs, la destitution de M. Bo Xilai, dirigeant de la ville-province de Chongqing, ne serait qu’un fait divers. « C’est un peu comme l’affaire Strauss-Kahn en France, explique un ami chinois. Cela faisait des années que Bo se préparait à devenir un dirigeant national, et il est tombé à cause d’une sombre histoire de mœurs. » Sa femme est condamnée pour avoir assassiné un affairiste anglais, tandis que son fils mène grand train aux Etats-Unis.
Au-delà de cette sordide affaire, l’éviction spectaculaire de M. Bo témoigne aussi de la vigueur de la lutte pour le pouvoir et de l’affrontement idéologique au sein du Parti communiste, qui porte essentiellement sur le rôle de l’Etat (et du parti) ainsi que sur l’ampleur des réformes sociales et politiques.
Fort opportunément, vient d’être publié un rapport « China 2030 » qui porte l’estampille de la Banque mondiale, mais aussi celle du think-tank gouvernemental, le Centre de recherche sur le développement (CRD) (1). Si, sur les deux cent trente pages, quelques-unes invitent à une extension rapide du système de protection sociale (une urgence, effectivement), l’essentiel constitue un vaste plaidoyer en faveur des privatisations. Avec un argumentaire dont on peut apprécier la finesse : le « “monopole public” dispose d’un pouvoir artificiel sur le marché, qui entrave la concurrence (...). Il diffère du monopole naturel, où le pouvoir de marché découle de facteurs structurels [permettant] une meilleure allocation des ressources » et des revenus. Beaucoup y voient le programme de la prochaine direction, même si la crise a calmé les ardeurs libérales.
Certes, on ne peut pas ignorer qu’ici les groupes publics — des secteurs industriel, bancaire ou des services — sont des mastodontes entre les mains d’un petit groupe où règne la corruption, sans que l’efficacité soit toujours au rendez-vous, et encore moins l’innovation sociale. Mais, outre le risque de voir les « fils de prince » qui dirigent actuellement ces sociétés se transformer en oligarques à la russe en cas de privatisation, il est difficile de prétendre que « les marchés » à l’occidentale assurent une « meilleure allocation des ressources »... si ce n’est pour leurs actionnaires. Qui peut croire que les privatisations permettront de tourner l’économie chinoise vers le marché intérieur — la priorité des priorités — en favorisant la hausse des salaires ? Ce serait une grande première mondiale. Les grandes banques chinoises, publiques, sont accusées, à juste titre, de ne pas financer les petites et moyennes entreprises. Mais les grandes banques françaises, privées, ne font guère mieux. La grande question pour le pouvoir est de désétatiser tout en gardant une maîtrise publique, afin de concilier essor économique et ascension sociale. Il ne semble pas que ce défi soit au cœur des discussions du XVIIIe Congrès.
Dans le domaine des rapports sociaux, l’affrontement idéologique a été marqué par l’opposition entre ce que l’on appelle le « modèle de Chongqing », à la fois étatique, social et autoritaire, hier symbolisé par M. Bo, et le « modèle du Guangdong », libéral économiquement et ouvert politiquement, incarné par le dirigeant de Canton, M. Wang Yang. Tous deux tentent de répondre à une interrogation qui traverse tout le Parti communiste chinois (PCC) : comment faire face au mécontentement croissant de la population ? Cent quatre-vingt mille « incidents de masse » officiellement recensés en 2011, soit deux fois et demie plus qu’en 2008... Le budget de la sécurité s’est hissé au niveau des dépenses militaires, comme si l’« ennemi intérieur » était jugé aussi menaçant que celui de l’extérieur. Mais la répression a ses limites.
Désormais, les blogs et certains journaux servent de caisses de résonance : « On peut donner la parole à la population, faire des reportages sur les motifs du mécontentement, à condition de ne pas s’en prendre aux très hauts dirigeants. On a beaucoup plus d’espace qu’avant, témoigne Yan Lieshan, ex-rédacteur en chef de Nanfang Zhoumo, quotidien de Canton réputé pour ses enquêtes sans complaisance. Cela ne veut pas dire que la volonté de contrôle a disparu. » Du reste, le directeur du journal a été limogé, il y a quelques mois, sur ordre du département de la propagande de Pékin. Weibo, le « Twitter chinois », est sous étroite surveillance. Certes les abus de pouvoir, les luttes pour la défense des droits sociaux ou de l’environnement, contre la corruption, occupent une très grande place sur les réseaux sociaux, mais, à tout moment, les autorités locales (ou nationales) peuvent interrompre le flux. C’est le règne de l’arbitraire.
Comme la nature a horreur du vide, des associations indépendantes de salariés et des réseaux d’avocats ont fait leur apparition, notamment dans le Guangdong, le poumon industriel et exportateur de la Chine. Ils sont réclamés par certains travailleurs en lutte, utilisés par les directions pour négocier en cas de grève, plus ou moins tolérés par le parti. C’est le cas du cabinet Laowei Law Firm (LLF), dirigé par un avocat de Shenzhen, à une heure et demie en train de Canton. Avec onze collègues, M. Duan Yui forme les mingong de la nouvelle génération, les aide à connaître leurs droits, les défend individuellement quand c’est nécessaire et sert d’intermédiaire quand il faut négocier lors d’une grève — toujours pas reconnue comme un droit constitutionnel. Dans la banlieue de Canton, c’est une organisation de travailleurs, Guangdong Panyu Migrant Workers, qui joue ce rôle. Dans la province, il y en aurait plusieurs dizaines.
Les deux associations rencontrées soulignent surtout le changement de mentalité chez les travailleurs. « Hier, ils étaient seuls face à l’employeur. Aujourd’hui, beaucoup découvrent le poids de l’action collective et l’efficacité de la négociation avec leurs propres représentants, estime M. Duan. C’est historique. » La naissance d’une conscience de classe chez les mingong ? L’apparition de sortes de syndicats autonomes qui ne diraient pas leur nom et que le pouvoir tolérerait ou même utiliserait quand il n’a d’autre issue que de négocier ?
Aussi novatrices soient-elles, ces expériences ne concernent que quelques centaines de milliers de travailleurs, sur près de deux cent cinquante-trois millions de mingong. Elles n’en ébranlent pas moins le système du syndicat unique, piloté par un parti tout-puissant. La Constitution dispose que « la propriété publique socialiste met fin au système de l’exploitation de l’homme par l’homme ». Reste que, pour reprendre l’expression châtiée de M. Duan, « l’opposition entre le capital et le travail devient de plus en plus rude ». La lutte des classes existe. Mais existe-t-il un « parti de classe » ? Selon M. Duan, « le Parti communiste doit changer, sinon les ouvriers vont l’y obliger, ou... le rejeter ». Dans l’entreprise japonaise Ohms Electronics, à Shenzhen, en mars dernier, le candidat du syndicat officiel a été balayé au profit d’un travailleur de 35 ans qui, ayant pu se présenter après une grève des salariés, a été élu à la majorité absolue par ses sept cents collègues.
Certains dirigeants ont pris conscience du défi, même si les réponses qu’ils y apportent divergent. Grand spécialiste des relations de travail, proche du secrétaire communiste du Guangdong, M. He Gaocho résume pour nous les options actuellement expérimentées. Il prend l’exemple de la grève des chauffeurs de taxi de Chongqing, en 2008, rapidement réglée grâce à une intervention du secrétaire du parti (le fameux M. Bo) auprès de la direction de l’entreprise : « Evidemment, dans un cas comme ça, c’est bon pour les salariés — dans le reste du pays, quand le dirigeant du parti téléphone à la direction, c’est rarement en faveur des travailleurs, reconnaît-il au passage. Mais cela confirme que c’est toujours le parti qui décide de tout. » Selon lui, le parti de Guangdong « préfère pousser les travailleurs à négocier. La grève relève des acteurs sociaux : syndicat, travailleurs, direction. Ce n’est pas un fait politique dont doivent s’occuper les dirigeants politiques ».
Dans près de trois cents entreprises, des élections libres vont être organisées au cours des prochains mois, promettent les dirigeants de Canton, afin que les salariés choisissent librement leurs représentants, au lieu d’être contraints de voter pour ceux choisis par les directions du parti et de l’entreprise. Cette expérience, menée par M. Wang, promis à une belle promotion lors du prochain congrès, sera-t-elle étendue ? Le parti accepterait-il ainsi de perdre l’un de ses relais dans la société afin de mieux conserver les autres ? Nul n’est en mesure de répondre.
Au-delà de cette sordide affaire, l’éviction spectaculaire de M. Bo témoigne aussi de la vigueur de la lutte pour le pouvoir et de l’affrontement idéologique au sein du Parti communiste, qui porte essentiellement sur le rôle de l’Etat (et du parti) ainsi que sur l’ampleur des réformes sociales et politiques.
Fort opportunément, vient d’être publié un rapport « China 2030 » qui porte l’estampille de la Banque mondiale, mais aussi celle du think-tank gouvernemental, le Centre de recherche sur le développement (CRD) (1). Si, sur les deux cent trente pages, quelques-unes invitent à une extension rapide du système de protection sociale (une urgence, effectivement), l’essentiel constitue un vaste plaidoyer en faveur des privatisations. Avec un argumentaire dont on peut apprécier la finesse : le « “monopole public” dispose d’un pouvoir artificiel sur le marché, qui entrave la concurrence (...). Il diffère du monopole naturel, où le pouvoir de marché découle de facteurs structurels [permettant] une meilleure allocation des ressources » et des revenus. Beaucoup y voient le programme de la prochaine direction, même si la crise a calmé les ardeurs libérales.
Certes, on ne peut pas ignorer qu’ici les groupes publics — des secteurs industriel, bancaire ou des services — sont des mastodontes entre les mains d’un petit groupe où règne la corruption, sans que l’efficacité soit toujours au rendez-vous, et encore moins l’innovation sociale. Mais, outre le risque de voir les « fils de prince » qui dirigent actuellement ces sociétés se transformer en oligarques à la russe en cas de privatisation, il est difficile de prétendre que « les marchés » à l’occidentale assurent une « meilleure allocation des ressources »... si ce n’est pour leurs actionnaires. Qui peut croire que les privatisations permettront de tourner l’économie chinoise vers le marché intérieur — la priorité des priorités — en favorisant la hausse des salaires ? Ce serait une grande première mondiale. Les grandes banques chinoises, publiques, sont accusées, à juste titre, de ne pas financer les petites et moyennes entreprises. Mais les grandes banques françaises, privées, ne font guère mieux. La grande question pour le pouvoir est de désétatiser tout en gardant une maîtrise publique, afin de concilier essor économique et ascension sociale. Il ne semble pas que ce défi soit au cœur des discussions du XVIIIe Congrès.
Dans le domaine des rapports sociaux, l’affrontement idéologique a été marqué par l’opposition entre ce que l’on appelle le « modèle de Chongqing », à la fois étatique, social et autoritaire, hier symbolisé par M. Bo, et le « modèle du Guangdong », libéral économiquement et ouvert politiquement, incarné par le dirigeant de Canton, M. Wang Yang. Tous deux tentent de répondre à une interrogation qui traverse tout le Parti communiste chinois (PCC) : comment faire face au mécontentement croissant de la population ? Cent quatre-vingt mille « incidents de masse » officiellement recensés en 2011, soit deux fois et demie plus qu’en 2008... Le budget de la sécurité s’est hissé au niveau des dépenses militaires, comme si l’« ennemi intérieur » était jugé aussi menaçant que celui de l’extérieur. Mais la répression a ses limites.
Désormais, les blogs et certains journaux servent de caisses de résonance : « On peut donner la parole à la population, faire des reportages sur les motifs du mécontentement, à condition de ne pas s’en prendre aux très hauts dirigeants. On a beaucoup plus d’espace qu’avant, témoigne Yan Lieshan, ex-rédacteur en chef de Nanfang Zhoumo, quotidien de Canton réputé pour ses enquêtes sans complaisance. Cela ne veut pas dire que la volonté de contrôle a disparu. » Du reste, le directeur du journal a été limogé, il y a quelques mois, sur ordre du département de la propagande de Pékin. Weibo, le « Twitter chinois », est sous étroite surveillance. Certes les abus de pouvoir, les luttes pour la défense des droits sociaux ou de l’environnement, contre la corruption, occupent une très grande place sur les réseaux sociaux, mais, à tout moment, les autorités locales (ou nationales) peuvent interrompre le flux. C’est le règne de l’arbitraire.
Un syndicat plus si unique
Les mouvements sociaux mettent plus souvent en cause les dirigeants locaux que les gouvernants centraux, et pratiquement jamais le régime lui-même. Mais, dans les grandes concentrations ouvrières où vivent les migrants (mingong), la confiance dans les communistes s’effiloche, et certains responsables se sentent assis sur une cocotte-minute. D’autant que le syndicat unique, la Fédération des syndicats de toute la Chine (FSTC), simple émanation du parti, ne peut jouer les pompiers, tant il est discrédité.
Comme la nature a horreur du vide, des associations indépendantes de salariés et des réseaux d’avocats ont fait leur apparition, notamment dans le Guangdong, le poumon industriel et exportateur de la Chine. Ils sont réclamés par certains travailleurs en lutte, utilisés par les directions pour négocier en cas de grève, plus ou moins tolérés par le parti. C’est le cas du cabinet Laowei Law Firm (LLF), dirigé par un avocat de Shenzhen, à une heure et demie en train de Canton. Avec onze collègues, M. Duan Yui forme les mingong de la nouvelle génération, les aide à connaître leurs droits, les défend individuellement quand c’est nécessaire et sert d’intermédiaire quand il faut négocier lors d’une grève — toujours pas reconnue comme un droit constitutionnel. Dans la banlieue de Canton, c’est une organisation de travailleurs, Guangdong Panyu Migrant Workers, qui joue ce rôle. Dans la province, il y en aurait plusieurs dizaines.
Les deux associations rencontrées soulignent surtout le changement de mentalité chez les travailleurs. « Hier, ils étaient seuls face à l’employeur. Aujourd’hui, beaucoup découvrent le poids de l’action collective et l’efficacité de la négociation avec leurs propres représentants, estime M. Duan. C’est historique. » La naissance d’une conscience de classe chez les mingong ? L’apparition de sortes de syndicats autonomes qui ne diraient pas leur nom et que le pouvoir tolérerait ou même utiliserait quand il n’a d’autre issue que de négocier ?
Aussi novatrices soient-elles, ces expériences ne concernent que quelques centaines de milliers de travailleurs, sur près de deux cent cinquante-trois millions de mingong. Elles n’en ébranlent pas moins le système du syndicat unique, piloté par un parti tout-puissant. La Constitution dispose que « la propriété publique socialiste met fin au système de l’exploitation de l’homme par l’homme ». Reste que, pour reprendre l’expression châtiée de M. Duan, « l’opposition entre le capital et le travail devient de plus en plus rude ». La lutte des classes existe. Mais existe-t-il un « parti de classe » ? Selon M. Duan, « le Parti communiste doit changer, sinon les ouvriers vont l’y obliger, ou... le rejeter ». Dans l’entreprise japonaise Ohms Electronics, à Shenzhen, en mars dernier, le candidat du syndicat officiel a été balayé au profit d’un travailleur de 35 ans qui, ayant pu se présenter après une grève des salariés, a été élu à la majorité absolue par ses sept cents collègues.
Certains dirigeants ont pris conscience du défi, même si les réponses qu’ils y apportent divergent. Grand spécialiste des relations de travail, proche du secrétaire communiste du Guangdong, M. He Gaocho résume pour nous les options actuellement expérimentées. Il prend l’exemple de la grève des chauffeurs de taxi de Chongqing, en 2008, rapidement réglée grâce à une intervention du secrétaire du parti (le fameux M. Bo) auprès de la direction de l’entreprise : « Evidemment, dans un cas comme ça, c’est bon pour les salariés — dans le reste du pays, quand le dirigeant du parti téléphone à la direction, c’est rarement en faveur des travailleurs, reconnaît-il au passage. Mais cela confirme que c’est toujours le parti qui décide de tout. » Selon lui, le parti de Guangdong « préfère pousser les travailleurs à négocier. La grève relève des acteurs sociaux : syndicat, travailleurs, direction. Ce n’est pas un fait politique dont doivent s’occuper les dirigeants politiques ».
Dans près de trois cents entreprises, des élections libres vont être organisées au cours des prochains mois, promettent les dirigeants de Canton, afin que les salariés choisissent librement leurs représentants, au lieu d’être contraints de voter pour ceux choisis par les directions du parti et de l’entreprise. Cette expérience, menée par M. Wang, promis à une belle promotion lors du prochain congrès, sera-t-elle étendue ? Le parti accepterait-il ainsi de perdre l’un de ses relais dans la société afin de mieux conserver les autres ? Nul n’est en mesure de répondre.
Martine Bulard
(1) « China 2030. Building a modern, harmonious and creative high-income society », Banque mondiale et Centre de recherche sur le développement du Conseil des affaires d’Etat de la République populaire de Chine, Washington, DC, 2012.
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