The National Security Archive a publié le 1er juillet vingt interviews et cinq conversations avec le « détenu » Saddam Hussein, « Saddam Hussein Talks to the FBI ». Ces interrogatoires ont eu lieu durant l’année 2004. Il faut évidemment les prendre avec la prudence qu’exige la situation de Saddam, à l’époque prisonnier des forces américaines. Ils sont cependant intéressants et éclairent certains traits de sa politique.
Avant d’y revenir, notons d’autres articles sur le même site, articles qui indiquent aux Etats-Unis un degré de transparence que l’on aimerait bien trouver en France ou en Europe. L’accès à des documents officiels et secrets y est beaucoup plus large.
En août 2002, un document présenté à George W. Bush et Richard Cheney sur l’invasion de l’Irak prévoyait qu’il n’y aurait plus que 5 000 soldats américains dans ce pays en décembre 2006 (« Iraq War Plan Assumed Only 5,000 U.S. Troops Still There by December 2006 »).
Un autre texte, « State Department experts warned CENTCOM before Iraq war about lack of plans for post-war Iraq security - Planning for post-Saddam regime change began as early as October 2001 », explique qu’il n’existait aucun plan pour l’après-guerre en Irak et que les Etats-Unis se sont préparés à l’invasion de ce pays dès octobre 2001.
Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire irakienne récente trouveront là une masse d’informations de première main. Notons toutefois qu’un document est totalement censuré, celui du 1er mai. D’autre part, il est clair, selon la présentation, que tous les documents n’ont pas été transmis aux archives. « Ne sont pas incluses, notent les rédacteurs de la présentation, des questions particulièrement importantes pour ceux qui étudient les relations compliquées entre l’Irak et les Etats-Unis – notamment, le rôle de la CIA dans l’ascension du parti Baas au pouvoir, l’alliance complexe entre les Etats-Unis et l’Irak durant la guerre irano-irakienne et le point de vue des Etats-Unis sur l’utilisation par l’Irak d’armes chimiques durant ce conflit, alors que Washington avait connaissance de leur utilisation contre les Iraniens et contre les Kurdes ».
Revenons aux interrogatoires de Saddam Hussein. Il faudrait évidemment les décrypter tous, mais voici quelques éléments intéressants.
Dans son entretien du 7 février, l’ancien président affirme que ses plus grands succès concernent le développement social des citoyens irakiens, notamment l’école et les hôpitaux, ainsi que les divers secteurs de l’économie. Il dit que, en 1968 (date de la prise du pouvoir par le Baas), le peuple irakien n’avait pratiquement rien. Après avoir expliqué qu’il ne craint pas le jugement de son peuple ni de l’histoire, il dit, à plusieurs reprises, qu’il ne craint que le jugement de Dieu. Parmi ses succès, il note l’accord avec les Kurdes en 1970, la nationalisation du pétrole en 1972, le soutien à l’Egypte et à la Syrie durant la guerre de 1973 contre Israël, la survie de son pays après la guerre contre l’Iran et la guerre de 1990-1991, malgré un boycott qui aura duré plus de treize ans.
Dans son interrogatoire du 8 février, il revient sur la guerre avec l’Iran, en prétendant que celle-ci n’a pas commencé le 22 septembre 1980, comme le disent les Iraniens, mais le 4 septembre, par une série de provocations iraniennes, d’ingérences de l’Iran dans les affaires intérieures de l’Irak. Selon lui, Khomeiny pensait qu’il pourrait se débarrasser facilement des dirigeants irakiens comme il s’était défait du shah ; d’autre part, il voulait se venger d’avoir été expulsé d’Irak dans les années 1970. Interrogé sur l’usage d’armes chimiques par son armée, il a refusé de répondre, affirmant simplement qu’il n’était pas en train de perdre en 1984-1986 (quand ces armes ont été utilisées). Il affirme ensuite que l’Iran a utilisé des armes chimiques, mais refuse toujours de répondre pour l’Irak.
Dans la session du 10 février, Saddam Hussein répond surtout sur la Palestine et sur le conflit israélo-arabe. Il revient sur l’aide de Bagdad aux mouvements palestiniens.
La quatrième session se déroule le 13 février. S. H. nie absolument avoir utilisé des doublures comme les médias l’ont souvent rapporté. Puis l’interrogatoire porte sur les résolutions des Nations unies qui ont suivi la guerre de 1990-1991, et notamment l’obligation pour l’Irak de détruire ses armes de destruction massive. S. H. reconnaît qu’il a eu tort de détruire certaines de ces armes en l’absence d’inspecteurs de l’ONU. Il affirme que le président Bush aurait demandé une réunion sur un bateau après la guerre de 1991 pour recevoir la capitulation irakienne (comme cela s’était passé avec le Japon en 1945) et qu’il aurait refusé. A propos des inspections et de son refus de leur laisser visiter certains lieux, S. H. répond que les Etats-Unis ont utilisé des armes chimiques au Vietnam mais qu’ils ne permettraient jamais à des inspecteurs irakiens de fouiller la Maison Blanche. C’est une affaire d’honneur, explique-t-il.
La session du 15 février est consacrée à la prise de pouvoir du parti Baas en 1968. Il donne de nombreux détails sur le coup d’Etat et sur les relations avec divers « alliés » et dirigeants.
Session du 16 février. S. H. revient sur l’histoire et affirme qu’avant la prise du pouvoir, peu de gens du parti Baas s’occupaient de savoir qui était sunnite, qui était chiite, etc. ; que cette préoccupation n’est venue que plus tard. Il revient sur la tentative de coup d’Etat de Nadhim Kazzar en 1973. Il réaffirme que le moment le plus important de sa vie fut la nationalisation de l’industrie pétrolière en 1972 et la décision d’investir dans le développement d’une partie de Bagdad, Thawrah City, qui devait devenir Saddam City (aujourd’hui Sadr City).
La session du 18 février est consacrée aux problèmes internes qui ont suivi la prise de pouvoir par le Baas.
Celle du 20 février évoque l’ascension de S. H. vers le pouvoir total. Il affirme que le président Bakr, en principe le numéro 1 du régime, avait des problèmes de santé depuis 1973 et que c’est lui qui, en 1979, lui a fait part de sa décision d’abandonner ses responsabilités. S. H. revient ensuite sur la fameuse réunion de la direction du Parti où, en pleine session, plusieurs membres sont arrêtés et accusés d’avoir comploté avec la Syrie – cette session a été filmée et diffusée au membres du Baas en Irak, ainsi que dans les ambassades. S. H. refuse de dire comment le complot a été découvert.
La session du 3 mars concerne l’invasion du Koweït. S. H. revendique cette invasion (et la guerre qui a suivi), qu’il aurait planifiée (ce qui n’est pas difficile, précise-t-il, compte tenu de l’absence d’obstacles naturels). Il affirme que le peuple koweïtien espérait cette invasion, mais il ne dit pas comment cet espoir s’est exprimé. Il affirme que c’est lui qui a pris la décision de tirer des missiles Scud contre Israël. S. H. dit qu’il y avait deux raisons à la guerre de 1991, le pétrole et Israël ; il est convaincu que c’étaient les Israéliens qui poussaient le Koweït contre lui.
Au cours de la réunion du 5 mars, les discussions se poursuivent sur l’invasion irakienne du Koweït. S. H. évoque la réunion entre Tarek Aziz et James Baker à Genève en janvier 1991, affirmant que cette rencontre avait pour but d’éviter la guerre.
11 mars, poursuite de la même discussion. S. H. met en doute l’affirmation du Koweït selon laquelle la guerre aurait coûté à l’émirat 180 milliards de dollars. S. H. réaffirme sa position selon laquelle le Koweït est une province de l’Irak qui lui a été arrachée par les Britanniques. Il dit aussi que jamais les dirigeants irakiens n’ont envisagé d’utiliser leurs armes chimiques en 1991.
Le 13 mars, poursuite de la discussion. S. H. affirme que la tâche principale après la guerre a été de reconstruire le pays. Il développe ses idées sur les qualités nécessaires pour exercer des responsabilités. Il affirme que l’insurrection du Sud était un mélange d’éléments différents, de bandits, et surtout d’Iraniens. L’Iran voulait contrôler l’Irak, et comme il a échoué avec la guerre de 1980-1988, il a essayé à nouveau.
Le 16 mars, l’échange porte toujours sur l’insurrection du Sud. Discussion sur la notion de trahison et de révolution.
La session du 19 mars concerne l’insurrection dans le sud de l’Irak au printemps 1991, après la défaite de l’armée au Koweït. On montre au dirigeant irakien un documentaire fait à l’époque (dont S. H. conteste avant de l’avoir vu son caractère neutre). Il en regarde environ la moitié avant d’aller faire sa prière. Il déclare que les insurgés ont répondu à l’appel de Bush, d’un pays étranger, et sont donc des traîtres. Il affirme aussi que les images ont pu être prises n’importe où.
23 mars, poursuite de la discussion sur le documentaire. S. H. met en doute le chiffre de 300 000 morts chiites.
La session du 28 mars poursuit la discussion précédente. On lit à S. H. des documents de dirigeants locaux du parti Baas indiquant les mesures de répression prises contre les insurgés. S. H. affirme que les accusés ont pu se défendre et que, de toute façon, leur répression était une affaire intérieure irakienne dans laquelle les Etats-Unis n’ont pas à s’ingérer.
La session du 30 mars porte essentiellement sur les Arabes des marais et les tentatives de drainer ces marais. Le dilemme, affirme S. H., est de sacrifier un peu la nature ou de sacrifier les êtres humains. Il fallait aussi drainer pour permettre la création d’une route stratégique vers Bassorah (face aux manœuvres iraniennes).
Dernière session formelle, le 1er mai, qui a été totalement censurée.
Des cinq conversations informelles tenues entre le 10 mai et le 28 juin, j’ai retenu ces deux passages.
Le premier est tiré de celle du 13 mai et concerne l’utilisation des armes de destruction massive par l’Irak. S. H. affirme que ces armes n’ont servi que quand la souveraineté de l’Irak était menacée, notamment durant la guerre contre l’Iran. En revanche, il ne les a pas utilisées durant la guerre contre les Etats-Unis car la souveraineté du pays n’était pas menacée.
Le second concerne les relations de l’Irak avec Al-Qaida (28 juin 2004). S. H. explique que, bien que croyant, il estimait que la religion et la politique ne devaient pas être mêlées, et que le parti Baas, fondé par un chrétien, n’était pas un parti à idéologie religieuse (ce qui ne l’empêchait pas de s’opposer à l’Occident). S. H. a confirmé que son pays n’avait pas collaboré avec Oussama Ben Laden. Quand son interlocuteur lui demande si « les ennemis de ses ennemis ne sont pas ses amis », S. H. répond que s’il avait voulu coopérer avec les ennemis des Etats-Unis, il aurait travaillé avec la Chine ou avec la Corée du Nord. Quand on lui demande pourquoi il n’a pas condamné le 11-Septembre, et qu’on affirme que des éditorialistes irakiens auraient salué l’attaque, il dément ; il aurait lui-même écrit des éditoriaux hostiles à l’attaque, même s’il avait aussi expliqué pourquoi les hommes sont conduits à de telles actions. Il ne pouvait pas aller plus loin car l’Irak se considérait en guerre contre les Etats-Unis (à l’époque, le pays est sous embargo et régulièrement survolé et bombardé par l’aviation américaine).
Dans un article du Monde.fr du 4 juillet, Patrice Claude revient sur cette affaire, sous le titre « Quand Saddam Hussein s’expliquait ».
dimanche 12 juillet 2009, par Alain Gresh
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