Pour http://www.acrimed.orgle 18 Mai 2012Charles Wright Mills, sociologue américain décédé en 1962, a travaillé sur la place des élites aux États-Unis. Véritable icône de la gauche intellectuelle, il a publié «
L’élite au pouvoir » en 1956. L’éditeur Agone a eu la bonne idée de traduire et de rééditer cet ouvrage en 2012. Nous vous proposons quelques extraits consacrés aux médias. (Acrimed)
La transformation du public en masse nous intéresse particulièrement, car elle nous fournit un indice essentiel pour comprendre l’élite au pouvoir. Si cette élite est vraiment responsable devant une communauté de publics, ou même si son existence est simplement reliée à cette communauté, elle a une signification tout à fait différente de celle qu’elle a si ce public se transforme en une société de masse. Et il faut étudier au moins quatre dimensions si l’on veut saisir les différences entre public et masse.
1. Il y a d’abord le rapport numérique entre les donneurs d’opinion et les receveurs ; c’est la façon la plus simple d’évaluer la signification sociale des médias de communication organisés. C’est la transformation de ce rapport, plus que tout autre facteur, qui représente l’élément essentiel des problèmes du public et de l’opinion publique dans l’évolution récente de la démocratie. À une extrémité de l’échelle des communications, on a deux hommes qui parlent personnellement l’un avec l’autre. À l’extrémité opposée, on a un porte-parole qui parle impersonnellement, par l’intermédiaire d’un réseau de communications, à des millions d’auditeurs et de spectateurs. Entre ces deux extrêmes, il y a les rassemblements et les réunions politiques, les sessions parlementaires, les débats des tribunaux, les petits cercles de discussion dominés par un homme, les cercles de discussion ouverts dans lesquels la parole circule librement entre cinquante personnes, etc.
2. La deuxième dimension dont nous devons nous occuper est la possibilité de répondre à une opinion par une autre sans craindre de représailles internes ou externes. Les conditions techniques des moyens de communication, en imposant un rapport numérique plus faible entre les parleurs et les auditeurs, peuvent supprimer la possibilité de répondre librement. Il peut exister des règles non officielles, reposant sur la sanction des conventions et sur la structure non officielle des groupes qui mènent l’opinion, pour décider qui peut parler, quand et pendant combien de temps. Ces règles peuvent être compatibles ou non avec les règles officielles et avec les sanctions institutionnelles qui régissent le processus de communication. A la limite, nous pouvons concevoir un monopole absolu des communications s’adressant à des groupes soumis de consommateurs de médias qui ne peuvent pas répondre, même « en privé ». A l’extrême inverse, il peut exister des conditions et des règlements favorisant le développement vaste et symétrique de l’opinion.
3. Il nous faut aussi considérer la relation qui existe entre la formation de l’opinion et sa réalisation sous forme d’action sociale, la facilité avec laquelle l’opinion peut influencer les décisions capitales. Bien entendu, la possibilité qu’ont les hommes de mettre collectivement en pratique leurs opinions est limitée par la position qu’ils occupent dans la structure du pouvoir. Cette structure peut être telle qu’elle limite de façon décisive leur capacité d’agir ; elle peut au contraire permettre ou même favoriser une telle action. Elle peut confiner l’action sociale au domaine local, ou elle peut élargir le champ des possibilités ; elle peut rendre l’action intermittente, ou lui donner une plus ou moins grande continuité.
4. Enfin, il faut se demander à quel point l’autorité institutionnelle, avec ses sanctions et ses moyens d’action, pénètre dans le public. Le problème ici est de connaitre le degré d’autonomie véritable dont le public dispose vis-à-vis de l’autorité instituée. À un extrême, aucun agent de l’autorité officielle ne se manifeste dans le public autonome. A l’extrême inverse, le public est terrorisé et uniformisé par l’infiltration de mouchards et la méfiance universelle. […] À la limite, la structure officielle du pouvoir coïncide, pour ainsi dire, avec le mouvement libre des discussions, et par conséquent le supprime. En combinant ces divers points, nous pouvons construire de petits modèles ou diagrammes de plusieurs types de sociétés. Comme le « problème de l’opinion publique », tel que nous le connaissons, est posé par l’éclipse du public bourgeois classique, nous ne nous occupons ici que de deux types, le public et la masse.
Dans un
public, comme nous le comprenons :
a. il y a pratiquement autant de gens qui expriment des opinions que de gens qui en reçoivent ;
b. les communications publiques sont organisées de telle sorte qu’on a la possibilité immédiate et réelle de répondre à toute opinion exprimée en public ;
c. l’opinion formée par une discussion de ce genre aboutit facilement à une action réelle, dirigée même, si c’est nécessaire, contre le système d’autorité existant ;
d. les institutions d’autorité ne pénètrent pas dans le public, qui fonctionne donc de façon plus ou moins autonome. Quand ces conditions se trouvent réunies, nous avons le modèle pratique d’une communauté de publics, et ce modèle se conforme de très près aux divers principes de la théorie démocratique classique.
À l’extrémité inverse, dans une
masse :
a. il y a beaucoup moins de donneurs d’opinion que de receveurs – en effet, la communauté de publics devient un assemblage abstrait d’individus qui reçoivent leurs impressions des médias de masse ;
b. les communications sont organisées de telle sorte qu’il est difficile ou impossible à un individu de répondre immédiatement et de façon efficace ;
c. la réalisation de l’opinion sous forme d’action est dirigée par des autorités qui organisent et canalisent cette action ;
d. la masse n’a aucune autonomie vis-à-vis des institutions – au contraire, les agents des institutions autorisées pénètrent dans la masse et réduisent toute autonomie qu’elle pourrait avoir dans la formation d’une opinion par discussion.
Pour distinguer le public et la masse, le plus facile est de comparer leurs modes de communication dominants : dans une communauté de publics, la discussion est le moyen de communication primordial, et les médias de masse, s’ils existent, ne font qu’élargir et animer la discussion, en reliant un
public primaire aux discussions d’un autre. Dans une société de masse, les médias organisés sont le type de communication dominant, et les publics se transforment en
marchés de médias, formés de tous les hommes exposés au contenu des divers médias. Quel que soit le point de vue adopté, nous nous rendons compte, quand nous regardons le public, que nous avançons à grands pas vers la société de masse.
[…Et] à bien des égards, la vie publique actuelle ressemble plus à une société de masse qu’à une communauté de publics. Pour décrire l’évolution qui s’est produite, nous pouvons une fois de plus employer le parallèle historique entre le marché économique et le public d’opinion. En résumé, c’est la transformation de pouvoirs petits et disséminés en pouvoirs concentrés, et la tentative de monopole faite par des centres puissants qui, étant partiellement cachés, sont des centres d’autorité mais aussi de manipulation. La petite boutique qui sert les habitants du quartier est remplacée par l’anonymat de la compagnie d’importance nationale. La publicité de masse remplace l’influence personnelle de l’opinion dans les relations entre le marchand et le client. Le dirigeant politique branche son discours sur un réseau national et parle, en mettant la note personnelle appropriée, à un million d’hommes qu’il n’a jamais vus et ne verra jamais. Certaines catégories professionnelles, certaines industries « travaillent dans l’opinion » et sont payées pour manipuler impersonnellement le public.
Dans le public primaire, la compétition d’opinions se déroule entre des hommes défendant certaines idées qui correspondent à leurs intérêts et à leur mode de pensée. Mais dans la société de masse formée de marchés de médias, la compétition, si elle existe se déroule entre les manipulateurs et leurs médias de masse d’une part, et d’autre part les hommes qui subissent cette propagande. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’apparaisse une conception de l’opinion publique considérée comme une simple réaction – nous ne pouvons pas l’appeler « réponse » – au contenu des médias de masse. Selon cette idée, le public est simplement une collectivité d’individus dont chacun subit passivement l’action des médias de masse et accepte sans se défendre les suggestions et les manipulations issues de ces médias. La manipulation à partir de postes de commandement centralisés constitue pour ainsi dire une expropriation de l’ancienne multitude de petits producteurs et consommateurs d’opinion fonctionnant dans un marché libre et équilibré. Dans les milieux officiels, le terme même de « public » a pris un sens fantomatique, qui révèle de façon frappante le déclin de cette notion. Du point de vue de l’élite, on peut identifier certains des hommes qui se revendiquent à cor et à cri comme « syndicalistes », d’autres comme « hommes d’affaires », et d’autres encore comme « agriculteurs ». Ceux qu’on ne peut pas identifier aussi facilement forment « le public ». Dans cette acception, le public se compose des gens non identifiés et non partisans dans un monde gouverné par les intérêts définis et partisans. Socialement, il se compose d’intellectuels salariés – principalement des professeurs des premiers cycles universitaires ; d’employés non syndiqués – principalement des cols blancs ; et aussi de membres des professions libérales et de petits commerçants ou industriels. Dans ce faible écho de la notion classique, le public est formé de vestiges des classes moyennes, ancienne et nouvelle, dont les intérêts ne sont pas explicitement définis, organisés ou exprimés sous forme de revendications. Par une application curieuse du terme, le « public » devient souvent l’« expert indépendant » qui, tout en étant bien informé, n’a jamais pris publiquement une position nette sur les controverses soulevées par les groupes d’intérêts organisés. Les hommes de cette espèce sont les représentants du « public » dans les conseils d’administration, les comités, les commissions. Par conséquent, ce que représente le public, c’est souvent une politique floue (baptisée « ouverture d’esprit »), une absence de passion pour les affaires publiques (baptisée « modération ») et une indifférence de professionnel (baptisée « tolérance »). […]
Les tendances institutionnelles qui engendrent la société de masse sont en très grande partie provoquées par une évolution impersonnelle, mais les vestiges du public sont aussi soumis à certaines forces « personnelles » et intentionnelles. Avec l’élargissement de la base politique dans un contexte folklorique de décision démocratique, et avec l’augmentation des moyens de persuasion disponibles, le public de l’opinion publique est désormais l’objet d’efforts intenses visant à le tenir en main, à le diriger, à le manipuler et, de plus en plus, à l’intimider. Dans les domaines politique, militaire et économique, le pouvoir se trouve plus ou moins mal à l’aise devant les opinions attribuées aux masses, et par conséquent l’orientation de l’opinion devient une des techniques nécessaires pour conserver ou obtenir le pouvoir. L’électorat minoritaire composé de propriétaires et de gens instruits est remplacé par le suffrage universel, et par les campagnes intensives visant à s’assurer des voix. La petite armée professionnelle du XVIIIe siècle est remplacée par l’armée de masse fondée sur la conscription, avec les problèmes que posent le moral et le patriotisme des troupes. Le petit atelier est remplacé par la production de masse et par la publicité nationale. Les efforts des faiseurs d’opinion se sont élargis et centralisés comme les institutions. En fait, les moyens d’orienter l’opinion se sont développés parallèlement aux autres institutions plus vastes qui donnent naissance à la société de masse. Par conséquent, l’élite moderne, en plus de ses moyens élargis et centralisés d’administration, d’exploitation et de violence, a en main des instruments de gestion et de manipulation psychiques jusqu’alors inconnus, qui englobent l’enseignement universel obligatoire en même temps que les médias de communication de masse. […]
Les observateurs pensaient jadis que l’augmentation en portée et en intensité des moyens de communication organisés donnerait au public primaire plus d’ampleur et plus d’animation. Dans ces théories optimistes – énoncées avant l’apparition de la radio, de la télévision et du cinéma –, on considère les médias organisés comme de simples moyens de multiplier la portée et le rythme des discussions personnelles. […] Les nouveaux moyens de communication favoriseraient la dynamique des discussions chère à la démocratie classique, et avec elle le développement de la personnalité libre et raisonnable. Personne ne connaît vraiment toutes les fonctions des médias de masse, car ces fonctions dans leur intégralité sont probablement si envahissantes et si subtiles que les moyens de recherche sociale disponibles ne peuvent les saisir entièrement. Mais nous avons, dès à présent, de bonnes raisons de croire que les médias ont servi moins à élargir et à animer les discussions des publics primaires qu’à transformer ceux-ci en un ensemble de marchés de médias dans une société à caractère de masse. Je ne me réfère pas seulement ici à la banalisation violente et stéréotypée de nos organes des sens qui constitue le langage employé par ces médias pour se disputer notre « attention ». Je pense à une sorte d’analphabétisme psychologique que ces médias facilitent, et qui s’exprime de plusieurs façons. Dans ce que nous croyons savoir des réalités sociales du monde, bien peu de choses nous viennent d’une connaissance de première main. La plupart des « images que nous avons en tête », nous les avons tirées de ces médias – au point même que souvent nous ne croyons pas vraiment ce que nous voyons avant de l’avoir lu dans le journal ou de l’avoir entendu à la radio. Non seulement les médias nous donnent des informations, mais ils dirigent notre expérience même. Ce sont ces médias, et non nos expériences fragmentaires, qui tendent à fixer nos critères de crédulité, nos critères de réalité. Par conséquent, même si l’individu a une expérience directe et personnelle des événements, elle n’est pas vraiment directe et primaire : elle est organisée en stéréotypes. Il faut tout un apprentissage long et compliqué pour extirper ces stéréotypes et permettre à l’individu de voir les choses avec fraîcheur, d’une façon non stéréotypée. On pourrait supposer, par exemple, que si tous les hommes subissaient une crise économique ils en « feraient l’expérience » et que, par rapport à cette expérience, ils démoliraient, rejetteraient, ou du moins réfracteraient, ce qu’en disent les médias. Mais pour que l’expérience d’un tel changement structurel compte vraiment dans la formation de l’opinion, il faut qu’elle soit organisée et interprétée. […]
Tant que les médias ne sont pas entièrement monopolisés, l’individu peut faire jouer les médias l’un contre l’autre ; il peut les comparer, et par conséquent résister à ce que l’un d’eux lui raconte. Plus la concurrence est réelle entre les divers médias, plus l’individu est susceptible de leur résister. Mais dans quelle mesure cela est-il vrai ? Les gens comparent-ils réellement les divers comptes rendus des événements et des décisions politiques, en opposant le contenu des différents médias ? La réponse est : non, rares sont ceux qui le font.
1. Nous savons que les hommes ont fortement tendance à choisir les médias dont le contenu s’accorde avec leurs idées. Il se produit une sorte de sélection des opinions nouvelles en fonction des opinions anciennes. Personne ne semble rechercher les contre-affirmations que d’autres médias peuvent proposer. Les émissions de radio, les magazines et les journaux ont souvent un public assez cohérent, et ils peuvent ainsi renforcer leurs messages dans l’esprit de ce public.
2. L’idée de faire jouer les médias les uns contre les autres suppose que les médias ont vraiment des contenus différents. Elle suppose une véritable concurrence, qui n’existe généralement pas. Les médias se donnent une apparence de variété et de concurrence, mais si l’on y regarde de près, leur concurrence se fait sous forme de variations sur quelques thèmes standardisés, et non sous forme de conflits d’opinion. Il semble que la liberté de soulever réellement les problèmes soit de plus en plus l’apanage exclusif des petits groupes d’intérêts qui ont continuellement et facilement accès à ces médias.
3. Non seulement les médias se sont infiltrés dans notre expérience des réalités externes, mais ils ont pénétré jusque dans l’expérience que nous avons de notre moi. Ils nous ont donné de nouvelles identités et de nouvelles aspirations vers ce que nous voudrions être et vers ce que nous voudrions paraître. Dans les modèles de comportement qu’ils nous proposent, ils offrent un ensemble de critères nouveau, plus vaste et plus souple, pour évaluer notre moi. En utilisant les termes de la théorie moderne du moi, nous pouvons dire que les médias mettent le lecteur, l’auditeur, le spectateur en contact avec des groupes de référence plus vastes et plus haut placés – groupes réels ou imaginés, perçus directement ou par personne interposée, connus personnellement ou d’un coup d’oeil distrait – qui servent de miroir à son image de lui-même. Les médias ont multiplié le nombre de groupes auprès desquels nous cherchons une confirmation de l’image que nous avons de notre moi.
Allons plus loin :
— les médias disent à l’homme de la masse qui il est : ils lui donnent une identité ;
— ils lui disent qui il veut être : ils lui donnent des aspirations ;
— ils lui disent comment y arriver : ils lui donnent une technique ;
— ils lui disent comment avoir l’impression d’y être arrivé même quand il n’a pas réussi : ils lui donnent l’évasion. Le fossé qui sépare l’identité et l’aspiration conduit à la technique et/ou à l’évasion. C’est probablement la formule psychologique fondamentale des médias de masse à notre époque. Mais cette formule n’est pas en harmonie avec le développement de l’être humain. C’est la formule d’un pseudo-univers que les médias inventent et entretiennent.
4. Les médias de masse, et surtout la télévision, empiètent souvent sur la discussion en petit groupe et détruisent la possibilité d’un échange d’opinions raisonnable, réfléchi et humain. Ils sont en grande partie responsables de la destruction de la vie privée au vrai sens humain de ce mot. C’est pour cette raison majeure que, non seulement ils ne peuvent pas avoir une influence éducative, mais ont même une influence néfaste : ils ne formulent pas pour le spectateur ou pour l’auditeur les sources générales de ses tensions et de ses angoisses intimes, de ses mécontentements informulés et de ses espoirs à demi conscients. Ils ne permettent pas à l’individu de transcender son milieu étroit ni de préciser la signification intime de ce milieu.
Les médias nous proposent beaucoup d’informations et de renseignements sur ce qui se passe dans le monde, mais ils permettent rarement à l’auditeur ou au spectateur d’établir un véritable lien entre sa vie quotidienne et ces réalités plus vastes. Ils ne relient pas les informations qu’ils donnent sur les problèmes publics aux difficultés ressenties par l’individu. Ils ne facilitent pas l’analyse rationnelle des tensions, celles de l’individu ou celles de la société qui se reflètent dans l’individu. Au contraire, ils le distraient et l’empêchent de comprendre son moi ou son monde, en fixant son attention sur des agitations artificielles qui, dans le cadre de l’émission, se résolvent soit par une action violente soit par ce qu’on appelle humour. Bref, elles ne sont jamais résolues pour le téléspectateur.
La principale tension des médias, et leur principal élément de distraction, est le conflit entre le désir de posséder certains biens de consommation ou certaines femmes considérées généralement comme belles, et le fait qu’on ne les possède pas. Il y a presque toujours une atmosphère générale de distraction animée, d’agitation dramatique, mais elle ne mène nulle part et ne débouche sur rien. Mais les médias, tels qu’ils sont organisés et dirigés, sont bien plus qu’une cause essentielle de la transformation [des démocraties] en sociétés de masse. Ils comptent aussi parmi les plus importants moyens de pouvoir accrus dont dispose l’élite de la fortune et du pouvoir ; en outre, certains agents supérieurs de ces médias font eux-mêmes partie de l’élite ou en sont les distingués serviteurs.
À côté de l’élite, ou immédiatement au-dessous d’elle, se trouvent le propagandiste, l’expert en publicité, le spécialiste des relations publiques, qui voudraient diriger la formation même de l’opinion publique, afin d’en faire une nouvelle donnée utilisable pour les calculs visant à rendre le pouvoir efficace, à accroître le prestige, à assurer la richesse. Depuis le début l’entre-deux guerres, l’attitude de ces manipulateurs vis-à-vis de leur tâche a traversé une sorte d’évolution dialectique. Au début, ils avaient foi dans le pouvoir des médias de masse. Les mots font gagner les guerres et vendre les savons ; ils font agir les hommes, ils empêchent les hommes d’agir. « Seul le prix de revient, proclame le publicitaire des années 1920, nous empêche d’orienter l’opinion publique dans n’importe quelle direction sur n’importe quel problème. » La foi que le faiseur d’opinion proclame dans les médias considérés comme persuasion de masse va presque jusqu’à la magie – mais il ne peut croire en l’omnipotence des communications de masse que si le public lui garde sa confiance. Or le public se méfie. Les médias de masse disent tant de choses, font tellement assaut d’exagérations : ils banalisent leur message et s’annulent réciproquement. La « phobie de la propagande », en réaction contre les mensonges de la guerre et le désenchantement de l’après-guerre, ne facilite pas les choses, même si les hommes ont la mémoire courte et soumise aux déformations officielles. Cette méfiance envers la magie des médias se traduit chez les faiseurs d’opinion sous forme d’un slogan. Sur leurs bannières ils inscrivent : « La Persuasion de Masse Ne Suffit Pas » ! Frustrés dans leurs espoirs, ils se mettent à raisonner, et en raisonnant ils finissent par accepter le principe du contexte social. « Pour transformer l’opinion et l’activité des autres, disent-ils entre eux, nous devons faire très attention à tout le contexte et à toute l’existence des hommes que nous voulons diriger. À côté de la persuasion de masse, il faut utiliser d’une façon ou d’une autre l’influence personnelle. Il faut toucher les gens dans le contexte de leur vie, et par l’intermédiaire d’autres gens, leurs compagnons de tous les jours, ceux en qui ils ont confiance : il faut les toucher par une certaine forme de persuasion “personnelle”. Il ne faut pas montrer notre présence trop directement ; au lieu de donner simplement des conseils ou des ordres, nous devons manipuler. » […]
Mais les hommes ne sont-ils pas plus instruits à notre époque ? Pourquoi ne pas insister sur le développement de l’instruction plutôt que sur les effets croissants des médias de masse ? La réponse est, en résumé, que l’instruction de masse est devenue, à bien des égards, un autre moyen de communication de masse…
C. Wright Mills
Extrait de
L’Élite au pouvoir (Agone, 2012)
Préface de François Denord
Traduit de l’anglais par André Chassigneux
Chap. XIII « La société de masse », p. 448-471